Ya zina

Elle enchainait les clopes à la fenêtre de sa cuisine. Moi qui ne connais pas grand chose au tabac, je goûtais à son plaisir égoïste en lui reluquant les jambes, qu’elle avait interminables, ses pieds dans des talons aiguilles et le cul dans ma chemise en jean. Ça lui faisait une tenue d’après-baise hyper sexy, au point que je ne songeais qu’à l’exciter à nouveau, multipliant les blagues pour la faire rire et les morceaux de raï, joués sur mon téléphone, pour la faire chanter.

Ya zina diri latay diri latay w min lkabssa lal barad

Sabrina riait généreusement; à chaque éclat de rire, elle balançait la tête en arrière et m’offrait une vue plongée sur ses narines arrondies et de grandes incisives, qui promettaient un mordant de premier choix. Pour me provoquer, elle m’envoyait sans arrêt la fumée de ses « indus » au visage. La plupart du temps, elle affichait un sourire malicieux de demi-mondaine un peu canaille. Au début, moi, j’avais surtout flashé sur ses bouclettes, argument numéro 1 de son profil Tinder. C’était, oserai-je l’analogie, le ruban d’un paquet des plus tentants. Dès le premier diabolo grenadine siroté sur une terrasse, à deux pas de chez elle, j’avais justement déballé un délicieux diablotin rieur d’un mètre soixante à peine, qui n’avait pas attendu dix secondes pour esquisser l’intrigue du premier rencard: « une sieste crapuleuse, ça te dit? ». Tu veux pas un sirop, d’abord? Lors du round d’observation, nous jouions à « je te tiens, tu me tiens, par la barbichette ». Après un quart d’heure, hilare, j’avais récolté la plupart des claques, payant scrupuleusement de ma bonne poire, si je puis dire. Je tentai de muscler mon jeu. C’est au moment précis où je pris une grande gorgée de sirop que Sabrina m’envoya sans crier gare sa meilleure vanne, celle qui me fit exploser. Dans un étouffement mal contenu, je lui recrachai la grenadine au visage. Sirop crapuleux, tiens! Bon, même si elle fit la moue le temps de s’éponger, elle avait du mal à m’en vouloir. Déjà le rencard était passé dans une dimension complice, où pas grand chose n’a d’importance. Les jeux de main étaient faits; on se kiffait et on se dégustait avec gourmandise.

Ça se passe souvent comme ça, les rendez-vous Tinder. Dès les premiers regards, on sait l’un et l’autre comment l’après-midi va finir, comme une pâtisserie à l’heure du goûter (chez moi, c’était souvent des madeleines au beurre la semaine, une tarte au citron de mon père ou une tarte aux pommes-amandes de ma mère, le dimanche, avec un verre de lait chocolaté, Suchard ou Ovomaltine… mon père sifflait avec ses doigts par la fenêtre pour nous faire rentrer à la maison ma sœur et moi, ou alors ma mère nous appelait, et dans ce cas nous pouvions faire mine, une minute ou deux, de ne pas l’entendre, le temps de faire encore un tour de vélo dans la cour ou d’essayer de marquer un but aux « grandes » du terrain de foot-basket — une cage en gazon synthétique où l’on s’envoyait des charges d’électricité statique au moindre contact, que nous utilisions pour nos matchs d’anthologie, et qui contenait quelques unes de nos reprises de volée, lorsqu’elles ne finissaient pas en contrebas, sur le terrain vague en face de la « maison hantée », sur le toit de laquelle des fouines faisaient du toboggan, quand l’hiver le recouvrait de neige, et que nous devions partir en mission pour récupérer le ballon qui récoltait notre allégresse de gosses, c’est à dire des coups de pied au cul, lors de la « Coupe du monde » des gamins du quartier).

J’étais banalement fou de ses lèvres; celles de sa bouche rendue aigre-douce par les Gitanes qu’elle alternait avec des Fisherman’s Friend au cassis; celles entre ses jambes, qu’elle m’offrit peu après m’avoir juré, toute la première soirée passée ensemble, que cela n’arriverait pas. La dégustation dura tout le temps des cerises, et même un peu plus, jusqu’à la fin de l’été, comme si après avoir dévoré le gros de la récolte, on avait encore trouvé le moyen d’en faire de la confiture. Barbichettes et tapettes se succédaient… Plus on riait, plus on baisait, plus on riait, plus on rebaisait. À croire qu’on n’était bons que pour ça. De sainte, Sabrina n’avait que le prénom. C’est quoi, une sainte, pour vous? Oh, elle feignait bien quelque petit caprice, de temps à autre, mais c’était surtout par goût de la farce. Le tout premier matin, s’éclipsant en silence, elle m’avait élégamment laissé dormir et squatter chez elle. Elle avait mis les voiles à l’aube pour aller passer son permis de conduire (pas de bateau) ; j’avais passé comme ça quelques heures dans son appartement bourgeois, son chat posé sur mes genoux, pendant ma lecture d’un bouquin sur Léonard de Vinci, pioché au hasard de sa bibliothèque. Le temps encore de griffonner un petit mot dans l’un de ses cahiers, que j’avais trouvé sans trop fouiller, et j’avais filé moi aussi, en claquant derrière moi la porte de chez Sabrina. Ça m’avait touché, cette confiance et cette hospitalité. Dans ma note manuscrite sur la table de nuit, j’avais cité Carla Bruni.

Pour me faire une beauté ou pour une cigarette,
Juste encore minute, juste encore minute,
Pour un dernier frisson, ou pour un dernier geste,
Juste encore minute, juste encore minute,
Pour ranger les souvenirs avant le grand hiver,
Juste encore une minute… sans motif et sans but

On s’était vus comme ça quelques fois le week-end. En bon étudiant fauché, je prenais la bagnole du daron ou le train pour Lyon-Part-Dieu, quelques chemises en lin et des morceaux de rap français dans la playlist, que Salima connaissait par cœur. Elle aimait tout particulièrement L’Avenir est à nous, classique des années 2000. Comme Rohff, elle aimait « baise[r] la réussite avec un schlass à la gorge ». On n’irait pas jusque là. En dilettantes, nous passions le plus clair de notre temps entre la fenêtre de sa cuisine — nous avions baptisé ces séances « clope de pute », parce que Sabrina fumait langoureusement, un peu comme une courtisane — et son lit matrimonial, carré comme un ring de boxe. Les rounds s’enchainaient jusqu’au K.O. technique. Au-delà de nos bouillants sparrings, c’était un été de canicule, je me souviens, à Genève comme du côté de chez Sabrina. Elle, poids plume, femme du monde à la petite semaine, Algérienne de bonne famille, partie en France pour faire du flouze dans la finance, gazelle “dz” aux jambes dorées, un brin d’espièglerie, mais surtout, une générosité dans chacun de ses gestes, qu’elle avait fiers et précis, et parfois carrément narquois. À l’ombre de nos ébats en sueur, on n’avait pas perdu notre temps pour goûter aux délices de Sodome et Gomorrhe et, sans trop pousser les tabous et les clichés, on avait même fini, un soir du mois d’août, par sortir manger un couscous. Emmenés par un taxi payé par mademoiselle, comme la plupart de nos additions — elle en mini-jupe et talons rouges, moi en bras de chemises —, on avait profité d’une pause-clope de ma starlette estivale pour shooter quelques portraits au Samsung, très réussis, devant un mur de graffs. On s’éclatait, disons-le ainsi. Et naturellement, tout cela prit fin.

On ne savait pas encore que ce serait notre dernier week-end ensemble, lorsqu’on s’est retrouvés, Sabrina et moi, à prendre un train pour Avignon. Ma DZ avait reçu, comme cadeau d’adieu d’un précédent job de banquière, un séjour dans un hôtel situé dans une vieille bâtisse, de l’autre côté du Gard, Avignon extra-muros. Ses collègues nous avaient mis bien, si je puis dire : suite de luxe, douche à l’italienne, champagne, piscine, petit-déjeuner au jardin… Merci la banque ! Elle aimait ça, Sabrina, la vie de petite-bourgeoise qui affiche sa réussite sociale en province; ça la connaissait. Elle réclamait son dû à la moindre occasion: au garçon de café, à la réceptionniste, au porteur de valises… À moi, elle demandait d’être l’amant parfait: charmant, drôle et en pleine forme. Jusqu’alors, je n’avais, semblait-il, pas fait de faux pas. Un soir, elle avait quand même trouvé le moyen de bouder, lorsque j’avais refusé un énième cocktail, car la demoiselle n’aimait pas boire seule, ça faisait mauvais genre dans son cliché de beurette d’opérette. Notre amourette légère virevoltait gaiement (oui, pour ce genre d’ambiance petit-bourge, il faut écrire comme un auteur de chez Albin Michel ou Grasset) et nous ne faisions pas de projets. Lors d’une balade nocturne, Sabrina m’avait toutefois confié qu’il lui fallût bientôt (j’aime bien l’effet du subjonctif imparfait sur la tête du lecteur) se trouver un mari. Elle m’assura n’y pas tenir plus que cela, mais tu comprends, ma mère, l’Algérie, les traditions, il faudra s’y mettre tôt ou tard… Ah mais si, je comprends très bien. C’est tout à fait clair dans mon esprit de mec sans appart, sans taff et sans religion. Elle va adorer, ta mère… Bon, petit flash-back.

Sabrina, je ne l’avais pas emballée rien qu’en jouant à lui tenir le menton en guise de barbichette. Au premier rendez-vous, j’avais sans doute marqué quelques points faciles ici ou là, en passant, si j’ose dire. Mais le clou du spectacle, ce fut mon histoire de jeune homme tendre au cœur brisé. On était assis en terrasse, quartier de la Croix-Rousse, sur les hauteurs de Lyon, ancien bastion des tisserands qui sent un peu la bohème. Salima venait de me raconter une histoire de harcèlement qu’elle avait subi au travail – une main au cul ? – que j’ai bien vite oubliée. C’était une histoire banale et moche; celle d’un collègue qui pensait jouir sur elle d’un droit de cuissage, alors que non, ducon (j’écris comme un boomer, je vais l’avoir mon bouquin de la rentrée!). Comme nous en étions aux confidences, Sabrina et moi, j’ai raconté ce qui venait de m’arriver d’un peu original, dans ma vie d’étudiant trentenaire fraîchement célibataire. Mon ex-copine, après huit ans à mes côtés, s’était mise en couple avec une femme. Sans transition! Et j’étais le premier à l’avoir vu venir, à l’avoir vue venir, l’autre! L’un des seuls, même. Ce sera pour une autre histoire… Lorsqu’elle eut fini de m’écouter raconter ça, avec mon air touchant de garçon triste, Sabrina s’empressa d’admettre qu’une main au cul, ce n’était pas grand chose à côté d’un cœur en miettes. Je l’embrassai.

Ton cul m’appartient

Jamais je n’ai côtoyé fille plus drôle. Ses moues d’adorable chieuse, son accent algérien – qu’elle réservait pour les coups de fil avec sa famille — et ses punchlines, distribuées comme les dattes par le Gardien des deux Saintes Mosquées, m’ont valu de beaux éclats de rire. Mais le meilleur, c’était la méthode que la belle avait choisie pour m’apprendre l’arabe, à coups de petites phrases truculentes. « En Algérie, si un flic t’embrouille, tu lui réponds de te laisser vivre ta vie: semhoulna ki rana 3aychine« . Quelques perles pour draguer « les beurettes à chicha » (dixit Sabrina) me restent en mémoire, dont la plus percutante est sans doute: « Termtek ta3i« … Au-delà des leçons d’algérien, Sabrina excellait dans l’imitation de présentatrice pour émission de télé-réalité. Lorsqu’une famille un peu tapageuse occupait une terrasse de café où nous sirotions nos limonades, Sabrina était en roue libre. Elle adoptait pour l’occasion un ton parfaitement insupportable, à la dramaturgie tout à fait télévisuelle: « Et c’est après ce terrible incident familial que le jeune Roméo sombra, malgré les mises en garde de ses proches, dans l’alcoolisme. Sa belle-sœur, Shayma, témoigne en exclusivité pour M6… ». On s’esclaffait. Quand je l’appelais depuis Genève, en allant promener ma chienne, je disais à Sabrina: « ça m’en fait une à chaque bout du fil », et on riait comme ça, comme si l’été en dépendait.

Mon profil de rêveur-flâneur, ça lui plu toute une saison, à ma sainte-n’y-touche-pas-qu’un-peu. En septembre, je repris les cours à l’uni, qui ferma vite ses portes pour nous reconfiner. La grisaille genevoise, le nouveau confinement qui approchait, la fin des cocktails en terrasse et je ne sais plus trop quoi d’autre, tout ça sentait fort la fermeture de parenthèse enchantée. J’avais passé trois mois à courir les bikinis au bord du lac, à swiper à gauche à droite, à draguer à la moindre occasion, au feu rouge, au feu vert et à l’orange. Tralalilalère, les conquêtes au jour le jour, les chemises ouvertes, l’amour à la plage, c’était sympa. L’arrivée de l’automne n’en fut que plus brutale. Genève avait de faux airs d’Helsinki. En quelques jours sans soleil, j’avais sombré. Sans complément de verbe, un naufrage brut, un naufrage quoi. Léon Bloy m’aurait sermonné sec pour ce lieu commun. Je disais donc, Mordious!, que l’on n’y voyait rien – pas plus loin que son nez, si vous voyez ce que je veux dire – dans ma vie de paumé qui me semblait de moins en moins sexy. Je n’avais plus le goût pour le makroud, le msemen, les cornes de gazelles et toutes les sucreries d’Al Djezaïr, ni d’ailleurs. Pourtant, de nous deux, ce fut Sabrina la plus écœurée. Je fuis la partie; elle me fit la gueule. Déjà, je dégringolai les quelques marches en trompe-l’œil gravies pendant l’été, sur l’escalier de Penrose du deuil amoureux. Grosse baffe à retardement, comme celle d’une partie de barbichette qui aurait trop duré.

De toute façon, pour écrire, on va toujours chercher dans la souffrance. Passée, présente, imaginaire, fantasmée, peu importe. On écrit depuis la douleur, non? C’est ce qui caractérise notre époque de mauvais vivants, de frustrés, de dépressifs revendiqués. Faudra que je me sorte de tout ça. Par l’écriture, par la recherche de tout ce temps perdu, foutu, gaspillé… et peut-être à jamais. Non, je vais me rattraper. Mais pour ça, il faut tenir le flingue par le bon bout. Écrire, ne pas faire semblant. Heureusement, je vais à bonne école…

Tragédie

Cela me prit deux ans et demi pour recontacter Sabrina. Je ne sais pas bien pourquoi, au juste. En souvenir du bon temps, probablement, comme le font les vieux amants qui plaisantent sur leur meilleure jeunesse. J’allais dîner à Lyon, avec des amis, pour fêter le diplôme d’avocat de celui qui devait payer la note et qui, de lui-même, m’avait suggéré d’inviter Sabrina. Mon pote se souvenait avec plaisir de ce qu’il appelait « l’Époque Sabrina » – de loin, tout le monde l’appréciait dans mon entourage et sa cote n’était pas entamée depuis que nous avions raccroché les gants. Curieusement, elle accepta l’invitation. C’est tout? Ah ben non, c’eût été trop facile. Il y avait tout de même une condition. Sabrina avait saisi au vol ma boutade et mon idée de lui envoyer de petits cailloux sur sa fenêtre, en lui chantant Ya Zina, comme une sérénade. Joueur, j’avais accepté. Je me retrouvai donc un soir sur le boulevard, avec mes tic-tac dans la poche et mes trois mots d’arabe à l’emporter, chef, comme disent les beaufs dans les kebabs ou les épiceries tenues par des maghrébins (aucun rapport, le kebab c’est turc, je sais, mais vous voyez l’idée). Arrivé au pied de son immeuble, je sortis mes tic-tac (le Suisse a le gravier luxueux, n’est-ce pas) et commençai à chantonner. Avec mes tic-tac, j’allumai la vitre de son salon, au 1er étage, de toutes mes forces. Pas de réponse. Je sortis donc l’artillerie lourde: mon téléphone connecté sur Deezer, mon poing comme caisse de résonance et de la vraie caillasse, cette fois, ramassée sur la chaussée. Ya zina diri latay, diri latay… Sabrina ! Comme je criais comme ça, en regardant en l’air, des gosses s’étaient approchés, incrédules. « T’as pas son snap? » Non, j’ai pas son snap, j’ai que son numéro, mais je suis pas censé l’utiliser. « Ah, elle t’a mis à la porte? » Ils étaient morts de rire. Ouais, en quelque sorte. « Oh Sabrina, montre-nous ton cul, hahaha! ». T’aimerais bien, que je lui dis. « Eh, tu me paies une crêpe? ». J’en profitai: bon les gars, si vous m’aidez à la faire sortir, je vous paye une crêpe à chacun. Tous en chœur: « Ho, Sabrina, ho, Sabrina! (…) SABRINAAAA !! »… Rien. Pourtant, je suis un boys band de jeunes à moi tout seul… Ya Zina tourne à la tragédie, que je me dis. (Est-ce que tu m’entends, hey oh!) Je me décidai à composer son numéro (façon de parler, hein), lorsqu’une mère et sa fille sortirent de l’immeuble. Je m’y introduisis, sans demander leur consentement. Immeuble cossu, double verrou, je le rappelle pour ceux du fond qui ne suivent pas, c’est les beaux quartiers. Par chance, un couple de gays, cette fois, passa la porte automatique et me permit de franchir une nouvelle barrière. Mon téléphone à l’oreille, j’enjambai les marches deux par deux et j’arrivai rapidement à l’étage. Sauf que je ne reconnus pas la porte. Entretemps, Sabrina était au bout du fil: « Allô? ». Salut, ça fait dix minutes que je m’égosille sous ta fenêtre, tu dors ou quoi? « J’ai rien entendu, faut chanter plus fort ». Là je pensai qu’elle se foutait un peu de ma gueule, mais c’était de bonne guerre, comme on dit. OK, je chante à nouveau, mais ouvre ta fenêtre au moins. (Un geste suffira) « D’accord, j’arrive ». Je raccrochai, ressortis dans la rue, rechantai Ya Zina et reglandai en bas de chez elle. Toujours pas de Sabrina. Je la rappellai. Tu es bien au 26 ? « Tu connais l’adresse, c’est pas la première fois que tu viens ». J’y suis, montre-toi (Fais juste un signe pour montrer que t’es là). Rien, personne. (Trop longtemps que j’attends / Je commence à perdre patience). Si ça se trouve, elle est à Garges-lès-Gonesse, la connasse… Je patientai encore un instant, et puis ça allait, j’avais compris, je filai.

Ce fut sa petite vengeance. Elle avait dû ricaner d’un rire déchu, elle qui riait autrefois si joyeusement, de ce petit jeu qu’elle préféra au restaurant, où elle eût été la duchesse de la soirée, avec trois mecs à ses pieds, ou presque, et des cocktails à l’œil, je lui devais bien ça. À ce tableau mondain, elle avait préféré un gribouillage solitaire dont je tins le premier rôle guignolesque, en souvenir de cette fameuse marionnette lyonnaise un peu désuète. Je reconnus à Salima son petit côté capricieux, bien dissimulé la plupart du temps et somme toute assez touchant. Un jour que nous marchions au soleil pour rejoindre Avignon sur l’autre rive du fleuve, elle avait brusquement sorti son téléphone pour commander un Uber et écourter la balade, rechignant à cet effort pédestre un peu trop populaire à son goût. Cette scène à la fois drôle et pathétique était sa petite revanche sur sa vie de bourgeoise célibataire parigote (de toute évidence, Lyon était devenu trop provincial, trop plouc, pour ma dz en sucre glace), alors qu’elle aurait tellement voulu me servir le thé à la menthe – ad nauseam – et me faire complètement perdre la tête, comme les paroles de la chanson. Et comme elle m’a perdu tout court, seule, dans son cinq pièces de la capitale, elle se dit tout haut, en caressant son chat hyper jaloux: « c’est bien fait, mon petit salaud. Tu as chanté, je n’étais même pas là ». Elle a vieilli, Sabrina. Entre nous, plus de baise, plus de schlass, plus de gorge. L’avenir est à d’autres. Quant à moi, je me ressers du thé en pensant à ses lèvres, juste encore une minute.

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