L’Orient, express

Karaganda, Kazakhstan

Je ne suis pas qu’un visiteur. A ma manière, je suis un messager moi aussi. Dans les rues de Port-au-Prince, dans la campagne irlandaise ou dans la profonde Andalousie, mes fugues, mes rencontres et mes textes sont autant de lettres aux miens. Depuis le temps que j’enchaine les décollages pour des horizons improbables, j’ai toujours eu la confiance de ma communauté. La définir est un jeu d’enfant : la forment celles et ceux qui, où qu’ils soient et où que j’en sois dans ma vie, vibrent avec moi, tout simplement. Une histoire de solidarité, si on veut. Alors quand je rêve, quand je voyage et quand j’écris, c’est aussi pour eux. J’ai d’ailleurs convaincu Léo, un ami photographe, de m’accompagner dans mon expédition. Dans les rues de Karaganda, la ville minière où est né l’artiste que je cherche comme le son étouffé d’un sabot de jument, sur le sol sablonneux d’une prairie kazakhe (pas trop cliché?), mes interlocuteurs n’en reviennent pas d’une telle entreprise. Alina Ninada m’interpelle: “tu as appris le russe exprès pour ça?”. Dans la bouche de cette jeune et jolie chanteuse locale, ça signifie chercher Maslo. Elle vient tout juste de me confier son amour pour le rappeur qui m’a fait imaginer puis réaliser ce projet de documentaire. Quand je lui confirme qu’elle a bien compris, Alina échange un regard incrédule avec ses amis qui l’observent à l’interview et, hilare, elle s’exclame: “c’est incroyable!”. Elle n’a pas tort, cette gamine. Partir sur les traces d’un mystérieux chanteur, à l’autre bout de la terre, sans un contact, ni même un indice à gratter, c’est fou. Et ça me ressemble tout à fait… Peu après la starlette, c’est au tour de Pasha Reperok (un pacha qui, manifestement, rappe et rocke) de passer, si j’ose dire, sur le grill, c’est-à-dire au micro shotgun que je lui tends. Comme on cause un peu de hip-hop avec mes trois mots et demi de russe et les blases d’artistes kazakhs dont je saupoudre la discussion, je lui propose de nous lâcher un freestyle. Pavel (c’est son prénom) n’en demandait pas tant. Il sort son portable pour lancer une instru et le voilà qui pose son 16 mesures. C’est pas mortel ? Quand vient le refrain, sa voix se met à trembler et ses yeux se ferment, le mec est dans son délire, à fond. C’est là que je me rends compte que quelque chose a foiré. Je lance un regard furtif sur mon enregistreur : il ne tourne pas. Sur le moment, je n’ose rien dire. On se checke plusieurs fois de l’épaule, big up, bonne continuation à vous, les mecs, et puis c’est tout… C’est seulement quand notre rappeur s’éloigne que je confie à Léo : « j’ai merdé, frérot ». Voilà près de deux heures que la jeunesse de Karaganda fait pleuvoir des postillons kazakhs sur la bonnette de mon micro. Je rentre à l’hôtel pour écrire. Léo dé-rushe ses dizaines de portraits shootés au 50 millimètres et au Huawei… Ça nous fera des souvenirs.

Прошу вас, объясните (прошу вас объясните)
Что здесь происходит? (с нами происходит)
Кто все эти люди? Я ведь просто посетитель
Эта музыка обречена…

Dix jours que nous arpentons le Kazakhstan et toujours pas de trace de Maslo. En revanche, j’ai reçu des messages d’amis suisses: « tu l’as trouvé, ton rappeur? » ou « tout se passe comme tu veux au Kazakhstan? ». C’est gentil, mais en même temps, je sais gré celles et ceux qui ont la décence de m’épargner ces questions à la con. Comme je désespère un peu de n’avoir rien enregistré depuis 24 heures, je n’ai pas la tête des grands jours. Léo s’en rend compte, alors que nous avalons notre énième café de la journée, dans un bar quelconque à la musique aseptisée – une chanteuse archi-nulle reprend des tubes américains. Tout le monde ici ne partage pas mon délire musical intello-underground. Avec Léo, on cause un peu du passé. Il y a quelques années déjà, il était mon acolyte, lors d’une drôle (sic) de mission en Centrafrique. Profitant d’une accalmie dans la guerre civile qui déchirait le pays et de la desserte provisoire de Bangui par Air France, nous nous étions rendus dans la capitale de l’ancien Oubangui-Chari. Partis bille en tête, nous avions récolté les témoignages de toute sorte de personnalités, pour le compte d’une obscure (pléonasme!) organisation non gouvernementale. A bien des égards, cette aventure était elle aussi une folie. Les risques pris par notre équipe en se rendant sur place — et l’absurdité archi-comique (cosmique, même) de notre séjour-éclair — ne nous avaient pas empêché de faire notre taff, avec une facilité déconcertante. En amateurs maladroits, mais toujours à l’écoute et hyper-déterminés, nous avions provoqué des rencontres qui nous marqueront longtemps, et surtout, une amitié était née. Amir, notre chef de mission, est devenu depuis cette aventure un fidèle camarade de dandyneries en tout genre. Et puis notre employeur, dans ses bureaux d’Oslo, de Genève et de Khartoum, s’était montré ravi. L’année précédente, ma curiosité et, une fois de plus, mon indicible fascination – pour un mouvement néofasciste italien! –, avait fait mouche, ou clic clic bang!, comme vous voulez. Enthousiaste et contagieux, j’avais emmené deux jeunes collègues à Rome, dans un projet de reportage un peu scabreux. Avec mon audace, leurs contacts et un peu de talent, on avait fini par avoir droit à la Une du Monde pendant quelques heures, pour notre web-documentaire original. Brouillés mais pas brouillons, nous avions lancé notre carrière journalistique, chacun à sa manière. Aujourd’hui encore, je parie que ce documentaire sert de référence pour les reporters en herbe, les politologues à la petite semaine et les rêveurs un peu conséquents. En terminant son long black, Léo me rassure. Pour lui, partir dans mon sillage est une bouffée d’air frais. Depuis des mois, déjà, nous préparons ce voyage avec l’envie de vivre et de partager une belle histoire. Pensif, je surprends Léo en train de croquer, de mémoire, la ferme où nous logions quelques jours auparavant, à l’orée des steppes. Ça fait un moment que je ne l’avais pas vu dessiner dans l’un de ses prodigieux carnets de voyage. En nous invitant à les rejoindre sur leurs terres natales rustiques et pittoresques, de jeunes Kazakhs pur jus, tout juste rencontrés dans une cantine, nous ont offert rien moins que des scènes dignes d’un film de Jean Rouch. C’est touchés en plein cœur qu’on a profité des chevaux crinière au vent, des beignets de la grand-mère trempés dans le lait trait du matin et des tirades de D’Artagnan, lancées à la cantonnade par l’adorable patriarche.

Speak the wrong words, man, and you will get touched — Mobb Deep

Cet attrait du grand large ne date pas de mon séjour en Terre Sainte, il y a tout juste dix ans. Quand je prends une claque audiovisuelle avec chaque film de Tony Gatlif ou d’Emir Kusturica, je dois avoir quinze piges, seize maximum. Et même avant, en lisant Barbe bleue et Sinbad le marin, dans mon gros livre de contes, je vais à l’école primaire et déjà, j’ai des envies d’Orient. Je veux faire la connaissance de l’Est, le grand. Quand je pense à la Route de la soie, à Pékin ou à la Mésopotamie, je me console un peu d’être un occidental de plus dans l’aérogare imaginaire de Paul Claudel. Je me dis que noircir mon cahier de notes ne sera peut-être pas grand chose à l’usage du monde, que je ne pilote pas la Topolino de Nicolas Bouvier, pas plus que le Lightning P-38 de Saint-Exupéry. De toute évidence, je n’ai pas le groove d’un moudjahidine à barbe, ni le flow d’un nomade de l’Atlas. Je n’ai pas non plus la plume d’André Suares pour narrer mes escapades, ni sa mystique de la solitude. En revanche, j’ai sans doute hérité, par les mystères de la transmission stellaire, d’un peu de son esprit. La verve, l’aspiration au voyage et cette façon de sans cesse remettre le Verbe au centre du monde, tout cela me définit mieux que n’importe quel CV. Je revendique l’aristotélisme du Mot, sa suprématie, même sur le sentiment. La Lettre imprime l’esprit: „Ausdruck über alles!“. Depuis tout gosse, je trimballe une hypersensibilité, une joie toujours renouvelée par les rencontres, les chansons, les histoires. Ça, je connais bien. J’en ai saigné, des cassettes et des vinyles, assis en tailleur sur le tapis du salon. Ma mère pouvait bien passer l’aspirateur, l’immeuble aurait aussi bien pu s’écrouler, je n’aurais pas lâché d’une oreille mes récits d’Indiens emplumés, de chasseurs de baleines, de pirates sans quartier et de trappeurs du grand Nord. Et puis mon père m’en racontait tout le temps, il les inventait sur le vif. C’était pas Netflix, mais les Mille et Une Nuits ! Chaque soir, sous la couette avec ma frangine, on choisissait les personnages, le décor, le nombre d’épisodes. Mais pas nos émotions. Pour ça, on a toujours joué le jeu. C’est une famille de romantiques, la mienne, vous n’avez pas idée. Imaginez un peu que chaque samedi, vous mettiez une pièce dans le juke-box rincé au fond du bar-tabac d’un bled de campagne, pour qu’il joue un morceau entendu cent fois. Vous pourriez connaitre le plancher du bistrot, la main de votre partenaire et chaque note du slow prétexte à l’étreinte. I was dreaming of the past / and my heart was beating fast… Dans une certaine mesure, vous pourriez encore feindre l’étonnement au moment où vos pommettes se touchent. Mais l’émotion, elle, marque toujours un renouveau. La musique ne ment jamais et pour autant, c’est l’art le plus sentimental, le moins explicable de tous. Moi qui n’ai jamais su écrire la moindre note sur une portée de Sol, je peux encore appeler le Verbe en renfort dans ma quête de rédemption. J’ai plutôt intérêt à bien les choisir, mes mots. Après toutes ces années d’écoute intensive de rap, mon cœur a dû se corrompre, à force, par tant de rythmes infernaux. Dans la grande mosquée de Karaganda, l’imam m’indique la direction de la Mecque. Moins utile à mon salut qu’un dictionnaire de synonymes… A la limite, j’aimerais mieux qu’il me renseigne sur Aydin Nuralin, alias Maslo Chernogo Tmina et enfant du pays. Tôt ou tard, que Dieu me punisse d’être comme les autres. Qu’il me condamne ou me pardonne mes bagatelles et mes passions par contumace, starfoullah. Je plaide coupable.