Ganaches et galoches

J’ai longtemps hésité à embarquer pour cette expédition. Au fait, c’est un navire ou un avion ? Je ne sais toujours pas. A force d’admirer Saint-Exupéry et les autres pique-la-lune de sa trempe, j’ai fini par faire le tour de l’appareil des centaines de fois, barguigneur, en rechignant à faire le plein de fuel, d’oxygène ou de poudre d’escampette. Je suis resté à quai, avec mes calculs, mes auspices et mon sextant. Autant dire avec ma trouille. Et j’ai commis le pire des péchés envers ma plume: celui de l’avarice. Voilà si longtemps que je m’empêche d’écrire. Avant de mettre les voiles pour ma grande traversée, de décoller moi aussi pour mon vol de nuit, j’en ai fait des plans de navigation. Ils tenaient tous en trois mots: « Temps maussade. Reporté ». Au final, peu importe que l’idée soit bonne ou mauvaise, c’est décidé : je lève l’ancre. Et puis, si je connais une partie de l’équipage (ma gueule, moussaillon), je ne connais ni la rose des vents, ni la destination. Pour l’heure, cap sur Bonne-Espérance, si j’ose dire. De l’espoir, j’en ai des cales entières. Parce que c’est une fois de plus de cette putain d’écriture que viendra le salut (vous auriez mis une majuscule, vous?). Et dans ma quête de rédemption, ce sont bien les consonnes et les voyelles qui sont toutes à quatre pattes. Au trottoir, les syllabes ! Je vogue.

Écrire… Fallait-il que je me perde autant pour me retrouver ? Et où ça ? Dans une mer de bras de femmes, principalement. Des histoires, j’en ai rêvé; j’en ai vécu aussi, beaucoup. Combien de ganaches et de galoches ? Combien de moules plus ou moins fraîches, de hanches plus ou moins généreuses, de parfums d’orient et de gouttes de sueur ont-elles perlé mes lèvres ! Débauche effrénée, glisse-toi dans les cœurs et jusqu’à la moelle de la jeunesse, afin qu’ils […] aillent se noyer dans la volupté. Dans une mer de cyprine, tu veux dire. Sacré Timon d’Athènes ! Vois comme je navigue sur les flots, au bonheur des dames ! Combien d’émois, et moi, et moi. Mon royaume pour un orgasme ! Ah, tu l’as dit mon gars. Tenez, par exemple, il y avait cette petite catalane rencontrée chez des amis, qui faisait l’amour comme dans un rêve. Ses orgasmes faciles, fréquents, sonores, me déroutaient toujours un peu. Et pour cause, au moment suprême, elle semblait apercevoir une licorne enrobée d’un arc-en-ciel et de lumières scintillantes, pour peu que j’eusse choisi d’aller noyer mes tourments au fond de son enclos brûlant. Le comble, c’est qu’elle semblait désolée de jouir si fort et qu’elle se sentait souvent obligée de s’en excuser, confuse, pensant peut-être que je le lui reprocherais. Au contraire, elle m’émouvait beaucoup… Elle passait crème, ma catalane.

« Oh, je vous en prie, assez joué ! Vous en avez pas assez de vos épopées crapuleuses ?  »

Un ami m’a dit un jour : « il faut que tu apprennes à te prendre toi-même dans les bras ». J’étais mal, ce jour-là, parce que je me sentais trahi, et par moi-même par-dessus le marché. Un marché que j’avais justement conclu en mon for intérieur, pour me protéger des mes démons. Les termes : ne plus me mettre sous haute tension à chaque incursion érotique. Moi qui suis vacciné, qui ne fume pas, ne me drogue pas et bois très peu, je ne suis pas ce qu’on appellerait un garçon raisonnable, lorsqu’il est question de sexe. La ceinture à l’arrière des berlines, O.K.; le casque à vélo, selon l’humeur; la vitesse autorisée, je veux bien; mais la capote : oublie ! Quel tue-l’amour… Tuer l’amour, ou accepter le risque qu’il te tue, voilà à peu près le dilemme face auquel je m’étais souvent trouvé. C’est là que savoir se donner de l’amour aurait valu de l’or. Or, justement, c’est encore auprès de la première venue que j’avais cherché cet amour. Toute la vie faustienne est là. En grand romantique, je me pense et j’agis entre mes nobles élans du cœur et mes sempiternels coups de reins. Entre des lettres manuscrites à la lueur d’une bougie et la spéléologie féminine, je vis mon intensité de scorpion de tous les instants. Et quelques fois c’est trop. Trop de montagnes russes émotionnelles, trop de nuits blanches dostoïevskiennes, trop de тоска en si bémol. L’amour, disait Céline, c’est l’infini mis à la portée des caniches, et il rappelait que lui avait sa dignité. Parfaitement, Ferdinand. Et c’est sûrement pour chaque atteinte à ma dignité, pour chaque terme spolié de mon propre contrat, que je perds des heures de sommeil. Alors je veux bien retrouver un peu de dignité, en attendant. Moi, j’ai besoin de vrai love, illico presto.

Pourtant, les preuves d’amour ne manquent pas. J’en ai reçu des mots de femmes amourachées à qui je manque. Un an et demi après notre week-end improvisé dans la capitale argentine, Mia rêve encore de moi. Elle m’appelle mi amor et me remercie de m’être mis en travers de son chemin dans les rues d’Alta Gracia, la ville où le Che a passé une partie de son enfance. Sarah, une panthère hyper glamour rencontrée dans la cour d’un musée, me dit qu’on ne lui avait jamais fait l’amour auparavant, et qu’ensemble, nous avons touché les étoiles. Elle rêve d’un dernier tango à Paris, à Genève ou à Buenos Aires, elle aussi. Et puis il y a Fio… Quel cœur en or. Jamais on ne s’est rencontrés, pourtant. Elle s’est offerte sur un plateau, traversant l’océan pour me voir, m’envoyant lettre et colis, m’écrivant pendant des mois, m’envoyant ses projets pour des concours d’architecture, des spécialités mexicaines et des photos sexy. Ça n’était jamais assez; ou alors beaucoup trop. C’est comme si tout leur amour tombait dans un puits sans fond. Aujourd’hui, en écrivant tout ça, je prends le large. Bien sûr, je commettrai des erreurs, je connaitrai quelques lâchetés narcissiques et des tergiversations. L’homme se vante sans cesse, et pour des minuties. Je navigue à vue, comme toujours, sur mon noble navire scriptural. Mais tout ce qui est noble n’est-il pas empreint de tristesse ? C’est ce qu’en pense Ismaël lui-même avant d’embarquer sur le Pequod. Alors, de grâce, cher Océan, n’emporte pas tout le sable de mes fondations au gré de tes marées insensibles. Mes textes sont autant de brise-lames pour retenir un peu de poésie, un peu de souvenirs à l’écume de mes turpitudes… Je perds le nord au Cap Horn. D’ailleurs, le voyage pourrait aussi nous réserver quelques surprises. Pour l’heure, je m’accroche à ma plume comme à un gouvernail dans la tempête. Qu’ainsi on sonde et connaisse le fond de mes abîmes, car en homme libre, je chérirai la mer. « Je te salue, vieil océan !  » .

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