Beurre de cumin noir
Cent-trente chevaux galopent au milieu des steppes. J’en compte au moins autant sous le capot de la Volga. Pourtant, rien ne presse. J’ai dans la tête le flow d’un rappeur-cruiser qui semble trainer la même mélancolie, les mêmes langueurs qu’un morceau de Portishead. Le son est lointain, à peine perceptible. Comme si le vent des pâturages faisait frémir la charleston d’un batteur rongé par la timidité. Dans les vastes étendues du désert kazakh, la trompette de Miles Davis ne prend plus l’ascenseur pour l’échafaud. Désormais, c’est le son qui accompagne le décollage des corneilles enjazzées. Encore cette voix nonchalante. Vingt-cinq ans d’écoute boulimique de rap ont fait de moi un auditeur écœuré. J’ai toujours eu les oreilles plus grosses que le ventre mou de la nouvelle variété… Qui vomit a dîné. Sans lui, j’aurais fait mien cet exergue désabusé. Et puis, tel une Mélanie mélomane, j’ai eu droit à ma Salette. Il m’est apparu, aussi imprévisible qu’irrévocable. En deux samples, trois mouvements et quatre mesures de caisse claire, j’ai retrouvé ma gastronomie. Lors d’une intense cueillette sonore, j’ai récolté les baies de la guérison. Quelques variations de flow et un peu d’huile de nigelle dans mon casque sans fil m’ont procuré le goût mielleux du groove. La musique, quand elle est bonne, est comme un orage sur les brûlures de l’été. D’une terre aride et muette peuvent soudain pousser des fruits juteux et sucrés qui redonneront sa superbe au potager. Une pluie diluvienne de rimes et quelques éclairs de talent pour une symphonie céleste et le revoilà fertile, polyphonique, verdoyant. Dans le terrain vague irradié du hip-hop, sous le pneu brûlé d’une berline soviétique décatie, j’ai trouvé du génie. Tel un gospel déchirant d’autrefois, d’une Mahalia Jackson sur sa chaise à bascule, ou telle une noix de beurre sur une tartine enfantine, cette musique m’a procuré des envies de fuite et de découverte. Et s’il est vrai que j’aurais aussi bien pu m’en tenir à un good trip musical ou fantasmé, j’ai préféré faire les choses en grand : j’ai quitté mon petit pays. Comme souvent, j’ai suivi mes élans de saudade. Ce sentiment d’évasion qui me fait embrasser mes proches de façon particulière, pour aller faire chanter le tarmac d’une contrée immense et lointaine. Масло Чёрного Тмина est ma madeleine musicale de Proust, celle qui me ramène aux sensations de la toute première fois, à mes premiers émois rythmiques et mélodiques. Le sac chargé de microphones et le cœur enivré de BPM pour une envolée sauvage, une de plus. Deux samalyot et vingt heures de voyage pour parcourir les six mille kilomètres qui me séparaient de Nur-Sultan, et me voici au pays du cumin noir. Searching for Butter Man.
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