Vol de nuit
Comme souvent, je suis mortifié par la quasi absence de réactions à la publication de mes textes. Les gens qui n’écrivent pas ne réalisent pas ce que ce sacerdoce nous coûte. Il y a un « nous » spirituel fait de celles et ceux qui le savent, et une part de l’humanité qui gère ses névroses différemment. Pourtant, la reconnaissance n’est pas le but; elle ne saurait l’être. Elle n’est pas un apaisement non plus, simplement peut-être le signe que d’autres se reconnaissent dans ce combat; un combat contre le monde parfois, et contre soi-même, le reste du temps. Écrire est un devoir que j’ai souvent fui; c’est pourtant dans l’accomplissement d’une telle tâche que je cheminerai vers le bonheur, et donnerai du sens à mon existence qui me dépasse. C’est ce sentiment qui domine le commandant Rivière dans Vol de nuit de Saint-Exupéry; le sentiment obscur qu’il est un devoir « plus grand que celui d’aimer », auquel l’homme « se subordonne et se sacrifie ». Mettre sa peau de chagrin à bord d’un P-38 ou sur la table, selon les circonstances.
Comme je vous vois venir, j’ajoute que je ne suis ni pilote dans l’aéropostale, ni un dieu du stade. J’essaye d’être un homme, dans le champ de ruines de la société occidentale, où l’on déclare chaque jour de nouveaux grands principes, et où l’on n’est plus d’un, me semble-t-il, à n’être sûr de rien. Les hommes au milieu des ruines, tels que les qualifie Julius Evola, auraient besoin d’autorité, d’un idéal organique, héroïque. Or, pour un Genevois fier et aspirant à la liberté comme je le suis, la bible est toujours celle de Mikhaïl (joli prénom!) Bakounine : Dieu et l’État – publié, comme de nombreux Russes, sur les rives du Léman, par le communard Élisée Reclus. Que nous dit le corpulent barbu ébouriffé ? A bas l’État, le Capital… Dieu. A bas même les consolations de l’amour, de l’amitié ou de l’honneur ! La seule volupté : le succès de la Révolution. C’étaient les mots de Sergueï Netchaïev, lus pour ma part dans le pamphlet de Nabe Aux rats des pâquerettes. En parlant de pâquerettes, j’ai assisté, comme vous sans doute, à la grotesque cérémonie d’ouverture des J.O. de Paris. Dieu (je ne m’y fais pas…), que c’était ridicule ! Les ploucs du stade. Pour me laver les yeux d’une telle médiocrité, j’ai visionné dans la foulée le chef d’œuvre de Leni Riefenstahl, les Dieux du stade, en deux parties (près de 4 heures de pellicule) sur les Jeux de Berlin 1936. Grandiose, Leni.
D’emblée, je préciserai que j’ai du mal à enchaîner plus de deux tractions au poids de corps. Alors, je ne suis pas mauvais coureur, mais le genou, le dos… il y a toujours quelque chose qui ne va pas. Ma force à moi, c’est les trente derniers mètres, le sprint à l’orgueil. Au meilleur de mes périodes sportives, je suis resté un performeur moyen, même si je connais bien le goût de l’effort, celui des répétitions du geste et même du reviens-y, quelques fois. Mon seul complexe atemporel : le gras tenace sur la panse. Ah, je m’en sors pas trop mal, j’ai appris à faire avec, au grand dam de tous les programmes censés m’apolloniser. Quoique je fasse, je finis toujours par me blesser, alors bon…
En revanche, j’ai toujours été facilement transporté par les événements sportifs. Alors là, je peux faire du name dropping, ça prendrait des heures. Mais passons. Leni Riefenstahl, c’est d’abord une claque sur le plan esthétique. Je m’attendais à voir une apologie de l’héroïsme aryen sur du Carl Orff (Carmina Burana fut composée au même moment par le Munichois, mais le succès ne fut pas immédiat), mais non. La cinéaste géniale avait obtenu carte blanche et un budget énorme pour ses Dieux du stade et fit appel à Herbert Windt, qui avait déjà arrangé la bande son du très propagandique Triomphe de la volonté, un fascinant (et très chiant) documentaire sur l’orgueil hitlérien, l’ambition nazie et les défilés grandiloquents filmés en plans très larges, en travelling et en contre-plongée sur le Führer, meilleur espoir masculin de l’année 1935 (je déconne, on se détend). Et Riefenstahl ne change rien à l’image que j’en ai depuis toujours : absence totale d’humour chez les natio-socialo… Bref, retour à nos dieux. Herbert mit en musique ce fabuleux hymne au sport et aux jeux olympiques, alors que Leni fut quant à elle suppléée pour la réalisation par des centaines de techniciens, dont une bonne trentaine de caméramans. Pharaonique, il n’y a pas d’autre mot. Et Riefenstahl en fit bon usage, c’est là le moins qu’on puisse dire.
Travellings enfumés sur des colonnes de marbre et des statues grecques, corps nus et brillants filmés en contre-plongée (son gimmick favori), incandescence jaillie de la poussière et d’une farandole de bras maniant cerceau, ballon et disque, usage permanent du ralenti, course du porteur de la flamme au milieu des ruines qui semblent avoir fleuri sur le Mont Olympe lui-même, vagues marines s’écrasant sur le rivage, plans aériens nosfératiques sur les grandes villes d’Europe de l’Est: Prague, Belgrade, Budapest… Clocher marqué du sceau du Reich, fondu sur l’Olympiastadion de Berlin accueillant une foule en liesse. Les délégations de chaque pays défilent. Français, Italiens, Autrichiens et Allemands saluent le Führer le bras tendu; Japonais, Américains, Suédois, Britanniques, Helvètes, Indiens… toutes marchent au pas de la fanfare. Leni Riefenstahl, qui fut aussi danseuse, actrice et photographe, démontre un sens du rythme, du cadrage et du montage absolument décapant. Avec Olympia (nom germanique du film), on n’est plus dans le pompeux lourd et pusillanime. Leni met tout son talent au service d’une cause : l’Art. Un art qui sert des fins politiques terrifiantes, c’est certain, mais un art quand même. Parmi tant d’autres, le plan de la vasque olympique allumée devant le soleil couchant au second plan, sur fond de chant lyrique, est une pure merveille.
Les épreuves sportives sont filmées magistralement : lancer du disque, saut en hauteur, javelot… tout y passe. Et surtout, on assiste, sur pellicule, aux victoires époustouflantes du Noir américain Jesse Owens, qui survole notamment le 100 mètres (doublé US avec Metcalfe) et réalise un stratosphérique saut en longueur, immédiatement félicité par son rival allemand Luz Long, sous les yeux d’Adolf. Quatre médailles d’or et cinq records du monde sont établis ce jour là par Owens en moins d’une heure ! Pour le 800 mètres, d’autres Noirs sont en lice. Le commentateur allemand annonce les athlètes ainsi : « Les meilleurs coureurs du monde sont prêts. Deux coureurs noirs contre les meilleurs de la race blanche… Le favori de cette course est le très grand Noir Woodruff. L’Italien Lanzi est l’espoir de l’Europe. » Prêts… Feu ! Deux tours de piste à parcourir. USA ! USA ! USA ! Le public clame sa ferveur en tribunes. Le Canadien Edwards mène la course à 200 mètres de l’arrivée, Woodruff est dans son sillage, tandis que le speaker s’inquiète : Mais où est Lanzi ? On ne sait pas. Au Lipopette, sûrement pas. Italia ! Italia ! Ah, le voilà ! Lanzi revient comme une balle et croque Edwards, déjà doublé par Woodruff. C’est plié : victoire yankee dans le jardin germain. Au triple-saut, c’est un athlète du pays du soleil levant, cette fois, qui revêt le plus beau métal, s’adjugeant un record du monde à 16,00 mètres. Le premier volet d’Olympia se clôture par un travelling phénoménal sur le stade, nouveau fondu sur ce satané clocher, anneaux olympiques en fond, final en apothéose. On en ressort davantage marqué par une apparente fraternité entre les peuples que par un plaidoyer aryen, et c’est sans doute ce qu’Hitler escomptait, vu les saloperies qu’il préparait…
Dans la seconde partie, intitulée La Fête de la Beauté, Leni Riefenstahl débute sur des images de nature. C’est bien connu, les Nazis adoraient s’en réclamer. Puisque je vous dis que le vert est brun ! La première scène, notamment, est délicieusement bucolique, presque idyllique. Des athlètes aux muscles saillants et huilés se lavent dans la pénombre, se malaxent avec des sourires un peu niais, c’est une ode à la camaraderie virile avec plans sous la douche, plongeons dans le lac et détente. Des Italiens en survêtement s’échauffent en pleine nature – plan de coupe sur un écureuil, au calme – les Canadiens s’entraînent à la lutte, un kangourou sautille, alors ça boxe par-ci, ça rigole par-là. On sait que Leni a beaucoup mis en scène pour ce diptyque, refilmant parfois le soir-même les exploits de certains athlètes, sans le tintamarre et la foule. En tous les cas, la fresque est une réussite. L’épreuve des agrès sur anneaux est pleine de grâce. Leni nous donne à voir des athlètes suspendus. C’est beau et puissant comme le requiem de Verdi. Lors des courses de voiliers, on ressent la vitesse et la bravoure sur les flots grâce à des plans quasiment au niveau de l’eau, une prouesse incroyable (on est en 1936, je le rappelle) qui donne une dramaturgie et un esthétisme de tous les instants. Les escrimeurs, eux ne sont pas filmés directement. C’est leur ombre en mouvement qui crève l’écran. Spielberg, Lucas, Coppola… Ils ont tous dû s’extasier devant la maestria de Leni et la copier copieusement. Je passe sur les concours hippiques, magnifiquement filmés comme des westerns, tous en plans larges et en chevauchées fantastiques. La coquetterie finale, c’est l’épreuve de plongeon. Une suite sublime de corps suspendus dans les airs; ce n’est plus du sport, mais du ballet, c’est le Lac des Cygnes des seigneurs des anneaux ! Merveilleux périlleux, gracieux bonds de virtuoses, sauts de l’ange dans une mer de nuages. Rideau.
Lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux de Paris, j’ai été particulièrement attentif aux interludes musicaux, puisque c’est généralement ce qui m’émeut le plus. Et ce fut, à mon humble avis, désastreux. Pour donner aux événements une caution urbaine, contemporaine et rassembleuse (la propagande, c’est pas uniquement les années 30, n’est-ce pas?), Thomas Jolly – D.A. de la cérémonie – a choisi des artistes dont la prestation fut non seulement insipide, mais carrément gênante. Je vous épargne ou pas ? Dans le désordre, j’ai trouvé l’interprétation d’Imagine par Juliette Armanet d’une mièvrerie abyssale. Sa voix délicate sur un piano en mode berceuse sonnait tellement faux. Je m’imagine, moi aussi, John et George en studio, fumant clope sur clope, et je me dis que le génie mélodique de Lennon n’a pas besoin de surenchère doucereuse, autrement ça devient du gnagnagna. Ben oui… Et une chanson qui parle d’un monde sans pays et sans religions, lors d’une telle manifestation politique, entre la sanglante Marseillaise (magnifique chant patriotique que la plupart des Français chantent complètement faux, autant dans le rythme que dans les paroles… c’est mugir, pas rugir, bande de nazes !), la lourdingue Nakamura (tu ferais mieux d’aller choisir ton vocabulaire, quoi, chez toi, y’a pas le dictionnaire ?) et la diarhée sonore de David Guetta, c’est du Jolly ! N’est pas la Banda de Musica Municipal de Santiago de Cuba qui veut ! Mais il y a eu bien pire encore. D’abord, petit intermède. J’ai été frappé par le silence éloquent des commentateurs français – qui lorsqu’ils ne parlaient pas à contre-temps se répandaient en banalités consternantes – lors du morceau de feu Dj Mehdi, Signatune, un bijou électronique, dont le clip réalisé par Romain Gavras, école Kourtrajmé, me reste en mémoire comme un épisode de Striptease (RTBF), plein de tendresse et de burlesque. Ce fut la bande son lors de la brève incursion de la réal’ pour voir les surfeurs à Tahiti et lors du passage de la délégation US. Mais Dj Mehdi (vraie référence urbaine indémodable), ces gros lourds de Delahousse et Daphné Bürki ne connaissent pas. Fin de l’intermède. Musique ! Enfin, musique, faut le dire vite. Avec Rim-K, j’ai eu mal et honte à mon rap. Encore une guimauve à rimes pauvres, sans groove, sans flow, sans prise de risques. Affligeant. Ah, il est loin le temps où le 113 retournait Vitry et toute la France sur des prods de Dj Mehdi. Mais « l’essentiel, c’est que nos parents soient rassurés », n’est-ce pas Karim ? Comme disait Casey dans sa légendaire interview sur Streetlive, en 2006 : « Dans ce pays raciste, on veut que des espèces de bamboulas ou des bananias qui surtout ne revendiquent rien […] Ils parlent de la rue toute la journée, mais ils sont plus en phase avec la réalité de la rue. […] Pendant les émeutes (de 2005, ndr), ils se chiaient tous dessus, les rappeurs. […] Moi j’ai eu honte pour le rap […] J’aurais aimé que le rap puisse provoquer ces émeutes, mais là où il est le rap, il incite à rien du tout. […] J’en vois plein (de rappeurs, ndr) quand ils vont à la télé […] tu leur (dis): ça y est, t’es dans la télé du blanc, là. Vas-y !… Ils disent rien du tout. Ils disent, ouais, t’as vu, moi, c’est juste l’oseille ». Rim-K: tragédie d’une trajectoire… Alors après ça, j’ai eu du mal à savourer Johnny, Céline et Rita Mitsouko, faut me comprendre, j’suis pas d’humeur à ce qu’on me saoule, dj !
La casse et le del-bor, ma race et mon folklore
La crasse qui détériore leur emblème tricolore
Et les danseurs sautillaient comme des puces, sur la péniche, mais pourquoi ? Tant de joie feinte, ça va se voir, non ? Bon, je reconnais que j’ai bien aimé la cavalière au galop sur la Seine, dans ce Paris increvable de beauté. Ça avait de la gueule ! Un qui en affichait une drôle, de gueule, c’est le mythique Carl Lewis, en gilet de sauvetage, qui semblait si mal en point, manquant de gerber par-dessus bord lors du relai de la flamme en pneumatique. Un surhomme finalement humain, trop humain. Et qu’est-ce que c’était mal filmé. De grâce, un peu de tenue, c’est quoi, ce cadrage, là ? Ça s’est tellement vu que c’était de la (mauvaise) télévision, et surtout pas du cinéma. Quel dommage… Oui, il tombait des seaux d’eau mais, hélas ! sous la pluie, ce n’était pas Prince, triomphant au Super Bowl avec Purple Rain. On pouvait rêver grand, mais là c’était décidément petit, tout petit. Alors, je vais tenter de vivre quelques frissons en regardant les sportifs tutoyer les dieux, je l’espère, car ce sont bien eux, les grands artistes de ce monde qui joue. Et autrement, je rêverai de voltige, de missions de reconnaissance et de figures périlleuses à bord du Lightning de Saint-Exupéry, mon idole abattue par un pilote de la Luftwaffe, le 31 juillet 1944, il y a tout juste quatre-vingts ans.