Nobody knows

J’ai à nouveau rêvé de celle que j’aime. Cent nuits sans elle. Tu ne le vois pas encore, mais je m’améliore. C’est sa phrase. Que dis-je, sa phrase, c’est son alexandrin ! Ma shakespearienne a le sens de la formule… Et tout est là. Cette émouvante fragilité, c’est elle. Comme cette détermination à chevaucher la vie, sans relâche. Des épreuves ? Des obstacles ? Des déconvenues ? Qu’à cela ne tienne ! Elle remonte toujours en selle, lâchant la bride, coûte que coûte, aux étalons sauvages de son tempérament. Quitte à vivre quelques stupeurs et cabrements… Je lui réponds que oui, mon amour, je vois tes efforts, même si je connais bien ta part d’ombre. I know, me répond-elle avec douceur, alors que chacun cherche à rassurer l’autre, même en songe. En préparant mon café matinal, je me demande justement pourquoi nous n’avons pas su. Aurions-nous pu nous rassurer autrement, définitivement ? Il me semble parfois que notre histoire est faite d’une succession de malentendus, d’un amour immense et maladroit, de chevauchées fantastiques comme de terribles désillusions. Il y a des jours où je me dis que nous triompherons, enfin. Que nous abandonnerons les galops exaltés, pour une allure apaisée. Pour l’heure, je repense à notre histoire avec l’humilité de Robert Redford, dans L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux. Comme un gosse au cœur serré regarde une plage déserte à la fin de l’été, lorsque la mer monte, et qu’elle emporte sans scrupule les châteaux de sable et les pas des amants.

Qu’est-ce qu’elle a fait pour toi, cette femme ? Comme j’en parlais à un ami, il y a peut-être un an, celui-ci me questionna sur la raison de mon cœur. Et puisque c’est toujours la meilleure, sur le moment, je ne répondis pas. Depuis, je n’ai rien oublié. Ni notre infinie tendresse, ni nos profondes blessures. Pourtant, je n’observe aucune rancune, aucune rancœur à son égard. Seuls des souvenirs vivent en moi. Je sais qu’elle m’a aimé, vraiment. Le plus dur n’est pas d’aimer, mais de savoir se le montrer jour après jour, magnifiquement. C’est en cela qu’on doit s’améliorer, sans doute. Mieux voir et mieux montrer… Son panache, en revanche, fut irréprochable. Je crois que je n’aurais pas voulu d’un amour plus tempéré, plus raisonnable. Un jour, il le faudra, pourtant. C’est le cœur à vif que nous l’avons vécu, cet amour. Et peut-être vivrons-nous un jour d’autres choses, car aujourd’hui, le temps est à la désescalade. Il en faut, de l’humilité, pour savoir redescendre, après être monté si haut. Je crois que l’amour ne meurt jamais tout à fait. Il peut s’affaiblir, s’assagir, prendre les atours de l’indifférence, de l’affection ou du ressentiment, selon les circonstances. Mais au fond de ceux qui aiment, rien ne disparait vraiment. D’ailleurs, « je ne t’aime plus » n’est pas une phrase de mon vocabulaire. Il appartient seulement aux amants de choisir entre exprimer leur désir total de l’autre et demeurer désunis. C’est faire ce choix qui retourne le ventre et broie les corps à la façon d’une vague. La suite, c’est un peu comme un volcan qui s’en tiendrait à des bouillonnements de lave, sans éruption.

Admettre l’amour et ne jamais le trahir est la seule façon d’en être digne. Les êtres ont des limites. Ils font preuve de faiblesse, même de lubies, et ils peuvent perdre le Nord, quelquefois. Mais pas le cœur; lui est toujours juste. Celle ou celui qui a aimé aimera, coûte que coûte. Y a-t-il plus noble cause ? A présent, je sais que j’en suis, et que je le l’honorerai toute ma vie. Plutôt donner mon amour à des pierres que de me renier. Alors je chemine, empanaché d’indépendance et de franchise, autant que possible. Je poursuis ma route, meurtri par nos échecs, mais ravi par nos rêves et notre générosité à leur égard. On va finir par dire que je cite trop mes idoles; aussi je laisse à Mao – qui lui n’en est pas une – la paternité de cet adage : de défaite en défaite, jusqu’à la victoire. D’ici là, j’ignore combien il me faudra de gospels, de nuits passées seul ou avec d’autres, comme d’après-midi accroupi dans les hautes herbes, pour lui murmurer à l’oreille… Nobody knows, darling.