Morriña
Lorsque j’entends parler du Celta Vigo pour la première fois, j’ai onze ans. Au mois de mars de l’an 2000, le Racing Club de Lens, mon club de cœur, accueille l’équipe galicienne en quarts de finale de la Coupe de l’UEFA. Quant à moi, je suis religieusement le match à la radio, le bras gauche entièrement plâtré. Quelques jours auparavant, alors qu’on tape un foot avec deux potes sur un morceau de pelouse trempée en bas de l’immeuble, je glisse… je décolle mes appuis du sol, avant de retomber, le coude en premier, sur une dalle de béton. Éclaté au sol, le petit juif ! En mille morceaux. Résultat : six semaines de plâtre. Autant dire la relégation.
La radio, pour moi, c’est une flopée d’histoires, qui remplacent celles du paternel, à mon plus jeune âge. La radio, si on veut, c’est l’histoire avec un s, ou avec un grand H. Quand mes parents m’offrent mon premier poste, j’ai neuf ans, et c’est justement pour suivre le mondial de football « France 98 », en colo — plus exactement, un camp de cheval en Auvergne, où l’on dort sous tente ou à la belle-étoile. Donc moi, autant vous dire que les voix des commentateurs, le bulletin météo de Jacques Kessler, le ton journalistique, l’accent du sud-ouest, le vote à l’Assemblée sur les 35 heures, et même les emplois fictifs de l’Essonne, à dix ans à peine, ça me connait ! Mais surtout, surtout, j’apprends les noms des joueurs de foot, de la D1 au championnat national: Marama Vahirua, Lilian Laslandes, Mickaël Pagis, Guillaume Warmuz… ; la géographie des villes de France avec Jacques Vendroux : « Châteauroux-Louhans-Cuiseaux: 2-1 »; le Vendée-Globe avec Michel Desjoyeaux; les numéros des départements français; les rencontres entre Chirac et Gerhard Schröder; enfin, tout ce qui squatte peu ou prou les ondes en-dehors des matchs de foot et des rappels du classement du championnat.
Ce soir de mars, je m’en souviens très bien, parce que j’avais griffonné « Celta Vigo » sur mon plâtre après le match, comme une équipe de plus que Lens inscrit cette année-là à son palmarès, après l’Athletico de Madrid notamment, et avant de s’incliner en demies contre les Gunners d’Arsenal. Le football, à cette époque, ça rime avec les tartines à la Nutella qu’on distribue à la maison de quartier, avec mon t-shirt à l’effigie du Brésilien Ronaldo, avec les premières émotions fortes devant une séance de tirs aux buts… et pas mal d’innocence aussi. D’ailleurs, je vois assez peu de matchs. Le foot, il faut le savoir, ça se rêve avant toute chose. Et la radio accompagne à merveille cette expérience onirique éveillée. J’irais même jusqu’à dire que pour vraiment ressentir un match de foot, il faut l’écouter à la radio. Au fait, si tu crois aimer le football, mais que tu n’as jamais suivi un match à la radio, en prêtant attention à tous les sons, en t’imaginant les actions qu’on te raconte, sur et en-dehors du terrain, en tribunes, sur le banc de touche, dans le tunnel qui mène aux vestiaires… je ne suis pas tout à fait sûr qu’on parle la même langue.
Le football, c’est d’abord le sentiment. Je veux dire, soit tu tapes dans un ballon, auquel cas tu n’as pas le temps d’être sentimental, soit tu penses au football. Et là, forcément, tu charries toujours un sac plein de nostalgie. En Galice, on parle de morriña, qui est un peu l’équivalent de la saudade, pour les Portugais. C’est un sentiment propre à un peuple et à une terre; une douce mélancolie qui se répand dans l’air, comme la bruine sur un rivage de l’Atlantique, dans les environs de Vigo. Il faut vous imaginer un paysage d’un esthétisme celte, où terre, ciel et mer s’entremêlent et forment la ría, cette pénétration de la mer dans la côte, due à l’immersion de la partie littorale du bassin maritime, et aux versants plus ou moins abrupts. C’est au bord de ces falaises fouettées par la mer, dans les violents ressacs atlantiques ou sur un bateau qui tangue, au point que nouer les amarres relève de la prouesse; là où la mer s’impose et se retire, emporte et rend, que l’on peut comprendre la morriña, et en un sens, le football. Alors oui, il y a de la joie et de la candeur dans les dribbles d’un enfant, dans les rues de Rio, ou dans celles de Dakar. Mais le football, comme la mer, c’est surtout l’apprentissage du manque. Le ballon, on ne l’a pas toujours entre les pieds: il vient, une touche, deux, et on le rend; un amorti, un rebond, et le voilà qui vole, qui roule, qui fuit loin de moi. Ce qu’on me donne, je le retourne, comme une offrande ou à mon corps défendant, peu importe. Quoi qu’il arrive, tôt ou tard, le ballon m’échappe. Et je dois faire avec, ou plutôt je dois faire sans. C’est la nostalgie née de ce manque et l’espoir du retour qui résument tout le football. Et quelquefois, la marée basse peut sembler une éternité. Les vrais supporters le savent. La victoire, c’est rare; ça tient presque du miracle. Les trophées, finalement, c’est tout à fait secondaire, dans la vie d’un footeux. Ce qui anime d’abord l’amateur de football, c’est l’espérance.
Pourquoi j’aime tant le R.C. Lens ? Assurément, tout n’est pas uniquement le fruit du hasard de mes origines. Premièrement, il émane de ce club une mémoire profonde, autant qu’une histoire simple : celle du peuple des mines de charbon. Avant d’être Sang & Or, les couleurs du Racing sont le vert – de la Place Verte et des pâturages, où les premières rencontres avaient lieu, au tournant du XXe siècle – et le noir des houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais. Noir comme le charbon; noir, d’ailleurs, comme le drapeau du Celta Vigo. Ce que j’aime avant tout à Lens, c’est qu’il y règne une atmosphère bouleversante de simplicité, je le redis, de modestie même et, en même temps, d’une bravoure un peu loufoque, comme dans un film de Bruno Dumont. Tout respire le vrai : les frites, le ciel d’orage et le cœur sur la main. Viens faire un tour dans le Nord et tu pleureras deux fois, dit l’adage; en arrivant, puis en repartant. Le R.C. Lens, c’est le panache à la française, un public loyal, jusqu’à l’os à ronger que représente l’équipe dans une vie de grisaille. Lens, c’est le cliché qui fait honte aux clichés, tellement il est authentique. Il n’y a qu’à voir les noms des patelins alentour, qui ne trichent pas non plus : Sallaumine, Aix-Noulette, Loos-en-Gohelle… À Lens, on n’essaye pas de se faire plus beau qu’on ne l’est. On joue les trouble-fête… on peut battre tout le monde, et perdre contre le dernier du classement. Mais toujours, alors ça toujours, qu’il neige ou qu’il grêle, on chante ! Même à Lille, même à Marseille, même à Londres, à 5-0, on chante à faire rougir les supporters adverses, tellement on les met à l’amende. Le public le plus brave, le plus fidèle, le plus touchant de France, c’est au stade Bollaert de Lens qu’on le trouve. Entre les terrils de charbon sous le ciel orageux de l’Artois et la brume océane de la Galice, il y a un lien mystique évident. Et s’il est vrai qu’il pleut dans le Nord plus souvent qu’à son tour, il y a au-dessus de Bollaert une lueur éternelle, un soleil du Nord, qu’on ne perçoit qu’avec le cœur. Pour sentir sa chaleur, il suffit d’entendre le public lensois entonner Les Corons, véritable hymne d’une région minière, où les défaites sur le terrain sont autant de coups de grisou dans la fosse que les victoires sont un soulagement, celui d’être encore vivant, au milieu des camarades.
Le pont ésotérique entre la terre artésienne et la terre galicienne, c’est aussi le pont de l’héritage et de la transmission. Sur la ría de Vigo, le pont de Rande, avec ses haubans majestueux, semble relier le passé et l’avenir. Dans la brume épaisse, au point que le jour et la nuit se confondent, ce fjord atlantique est une merveille à la fois géographique et symbolique, une sorte de seuil entre deux mondes : celui du large et celui du foyer; le monde du mythe et celui du quotidien. On raconte que des galions espagnols chargés d’or y reposent, coulés lors de la bataille de Rande au XVIIe siècle — trésors engloutis sous les eaux, comme les rêves du Celta quand la saison tourne mal. Le pont, c’est le symbole du passage entre le monde des morts, celui des gloires perdues et des défaites, et le monde des vivants, peuplé de supporters obstinés. Au passage du pèlerin, c’est quelquefois la corne de brume qui remplace le chant des mouettes. Déjà, la clameur du stade a remplacé le grésillement du poste de radio et le silence intérieur est inondé de chants antiques. Alors qu’il accélère le pas, le marcheur vers le stade ne sait plus si c’est son cœur qui bat la chamade, ou s’il ressent le battement de la terre. Sur la route, il se remémore des batailles navales épiques et des processions mystiques, à mesure qu’il oublie sa propre histoire. C’est la mémoire collective qui prend le pas sur le souvenir…
Les racines du Celta Vigo sont celles de l’olivier. Symbole de profondeur, d’héritage et de résistance, l’olivier de Vigo a survécu à toutes les tempêtes, toutes les défaites, toutes les désillusions. Sur l’écusson du Celta, il condense cent ans d’attente, de fidélité et même de stoïcisme. L’olivier de Vigo pousse dans la brume comme un vieillard qui a tout vu, tout connu, tout survécu — la guerre, la dictature, les relégations, les retours. À lui seul, il incarne la morriña, cette mélancolie féconde des Galiciens. Sa sève, il la puise dans la patience et la fierté silencieuse, au cœur d’une terre salée, et ses feuilles argentées reflètent la lumière bleue du maillot. Il n’a pas la flamboyance du chêne ou du laurier, mais il dure. Il sait que la victoire passe, et que le souffle reste. Les réminiscences fusent; elles sont tantôt bibliques, tantôt celtiques, mais surtout, elles ont le goût païen d’une olive. « Ce qu’il faut de souffrance pour un air de gaïta, la cornemuse de Galice; ce qu’il faut de patience pour extraire de l’huile d’olive », voilà qui pourrait être le slogan du Celta Vigo. Amer et farouche au premier abord, le fruit de l’olivier réserve sa douceur aux plus fidèles, aux plus sacrificiels de ses cueilleurs. Au même titre, la joie céleste de celle ou de celui épris de football n’est pas dans un élixir que l’on s’injecte pour une extase immédiate. Elle demande du temps, de l’espoir, de la rêverie, de la souffrance. Des gestes des anciens, on apprend à cueillir, à recueillir même, comme on attend une bénédiction. Les mains instinctives et celles qui savent le geste répètent un labeur sans se soucier de gratitude ; c’est le sel qui absorbe, c’est l’eau qui purifie. L’œil guette; la main presse; le cœur frémit. Chaque génération apprend de la précédente, et transmet ce savoir silencieux : la joie est un trésor que l’on chérit mais qui s’amplifie lorsqu’on le partage. Le supporter du Celta est ce fidèle sans Révélation, ce Chrétien sans Église; bercé de fatalisme païen et d’Espérance tenace. Comment va-t-il ? Bueno… Ni bien, ni mal. Il a la foi, c’est tout. Qu’il vente ou qu’il pleuve sur Santiago… L’olivier brodé sur sa poitrine exalte un peuple habitué à lutter pour vivre, et à vivre pour jouer; les yeux embués, le vague-à-l’âme et le vent du large dans les poumons… Quoi qu’il arrive et quelles que soient les saisons, le Celtista sait que tous les chemins le mèneront à la mer, où il fondera, inlassablement, de nouveaux châteaux de sable et des rêves de conquête. Sans limite aucune à son imagination, ni à ses velléités d’aventure; rien que l’horizon.
Cette pulsation, entre deux rives voisines de l’Atlantique, résume la Galice autant qu’un match de football. Lorsqu’on a embarqué sur les flots d’une mer déchainée, une seconde d’inattention signe un arrêt de mort, un peu comme au football. Un brin de relâchement, et on a vite fait de se faire renverser et de boire la tasse, dans le meilleur des cas. C’est donc en prière constante que le supporter vit son match. Et pour vaincre sa peur du naufrage, il n’a qu’une chose à faire : chanter. À l’unisson, le douzième homme est le douzième apôtre. À peine jure-t-il fidélité, que la tempête se lève. Déjà, le vent s’engouffre dans le stade comme il le fait sous les voiles d’un navire, alors autant se réchauffer ! Autant, d’ailleurs, renoncer à distinguer : le bleu des yeux d’une amante du bleu du ciel; le bleu de la mer de celui du Celta; comme il semblerait vain de distinguer les vagues entre elles.
Je compte chaque jour de la semaine
Pour que tu me donnes cette mort
Je compte chaque jour de la semaine
Je sais que j’aurai de la chance ce dimanche
Ce psaume au Celta Vigo devenu l’hymne d’un club en fusion, c’est le morceau Oliveira Dos Cen Anos (littéralement : olivier de cent ans) de Tangana, – chanteur né à Madrid, mais celtista de cœur et de père en fils –, et composé pour le centenaire du club. En images, le plan-séquence sur la ría de Vigo est une déclaration d’amour intègre à une région et à un club: pas de coupure, mais de la continuité, de la fidélité dans la trame musicale et cinématographique, comme le veut la tradition. Sempre Celta !, ce n’est pas une amourette à la petite semaine, mais une oraison totale, radicale et définitive : à la vie à la mort. Je ne veux pas savoir ce que c’est que de vivre sans toi, c’est ce qu’affirme l’amoureux, ce que conçoit l’homme de foi, et ce que promet le supporter de football, synthèse des deux premiers. Le drapeau flotte au vent comme le pavillon noir d’un navire de pirates, mais ne vous y méprenez pas; il célèbre l’anarchie plus que la terreur… sauf peut-être pour ces fumiers du Deportivo La Corogne, l’ennemi juré. Ni Dieu, ni Maître, ni même Épouse, s’il le faut, tant qu’il y a de l’amour pour l’écusson. Des larmes de joie succèdent au larmes de peine sur les joues de celui qui patiente, qui remet du cœur à l’ouvrage, sur le pont du navire ou sur le terrain de football. Et le poète se confond avec le jardinier, éperdu de fierté pour ses racines argentées, gorgées d’un amour éternel. Tomber amoureux ne coûte rien, c’est oublier qui se paye rubis sur ongle. Un luxe que le poète ne pourra jamais s’offrir.
Le lendemain du match, au petit matin, la ferveur s’est dissipée, mais pas la brume, qui drape la côte galicienne de son silence humide. Tout comme les yeux d’un doux rêveur, le ciel rougit encore un peu du craquage des fumigènes de la veille, dans un moment d’extase noyé par la marée. Dernier vestige d’une soirée tonitruante, une poignée d’objets égarés par la foule jonche le littoral, comme du varech recraché sur le sable au passage de la mer. Au loin, l’orage gronde, imperceptiblement. Le temps reprend sa marche lente, lourde, quotidienne, dans un calme retrouvé. Sur le rivage, une langueur ancestrale serre le cœur du poète, comme si elle ne l’avait jamais quitté.