Les essieux de ma charrette
Putain de solitude. Plus j’écris, plus je fréquente cette garce. Il n’y a guère que des puceaux en fac de Lettres pour penser qu’écrire vous attire de la sympathie. L’écriture met les gens mal à l’aise et elle vous tient à l’écart du monde autant qu’elle conforte la société dans son privilège de distanciation. « Ah, moi, je prends de la distance », entend-on souvent. D’accord, mais que faites-vous de votre souffrance ? A-t-elle droit de cité dans votre existence ? Mes amis boxeurs en font une hygiène de vie. Cogne et encaisse, me répète Amir à l’envi. Cet illuminé de Hamadan (ou de Vernier, c’est selon) ne s’enivre que de poésie et d’uppercuts. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps, ce baudelairien se brise les épaules sur des vers de Rûmi ou sur le sac de frappe… Moi, j’ai choisi d’exorciser mes angoisses par une mise à nu scripturale progressive. La plume, c’est le sparring-partner ! Je suis dans la merde, croyez-moi. En réalité, l’écriture – ou mieux: la publication ! – exacerbe les émotions que la plupart des gens noient dans autre chose : l’alcool, la fête, le mensonge… Ces pansements ne sont que du vinaigre, on le sait pourtant. Ce qu’il faut, c’est enfoncer le stylo bien profond dans son ego, pour lui faire cracher sa bile, à ce salopard.
Celles et ceux qui me connaissent savent combien je me suis imprégné, ces quinze dernières années, de figures artistiques lumineuses, voire incandescentes. Parmi un tas d’autres, la plus notable est celle de Marc-Édouard Nabe. Oh, je sens déjà vos soupirs sur ma pauvre nuque. Je n’ai aucun mal à reconnaitre son influence sur ma mystique du combat, mon anarchisme, ma Weltanschauung. Quelles sont les vôtres ? Bourdieu, Gandhi, Marguerite Duras ? Messi, Brassens, Olympe de Gouges ? Bon. Je suis pour le culte de la personnalité, à fond. Déjà, tous ceux qui ont un jour porté un t-shirt du Che, un maillot de Jordan, ou collé un poster de Kurt Cobain au mur, seront d’accord avec moi. Plus deux milliards et demi de Chrétiens – sans parler des autres! –, à la louche, ça nous fait bien la moitié de l’humanité. L’idée n’est pas d’avoir la même vie que nos figures de proue; ni même de leur donner raison en tout point… L’idée, c’est de s’asseoir sur leurs épaules, pour voir plus loin. Pas plus loin qu’eux, mais plus loin que soi sans eux. Et comme je suis bien assis, perché sur des épaules de géants, je me sers de leur sensibilité, de leur vision, de leurs mots… Mon écriture transpire les références nabiennes, bergeraciennes, pasoliniennes. C’est leur panache, leur liberté et leur œuvre qui m’inspirent. Ce qui compte, c’est d’être dans le juste, le beau, le vrai. L’art est un moyen pour chercher la vérité, la sentir et la montrer. La forme, ensuite, c’est une affaire d’aptitudes et de contexte. D’ailleurs, je vois autant de poésie dans une roulette de Zidane que dans le rope-a-dope de Mohamed Ali dansant dans les cordes contre Foreman à Kinshasa; autant dans les accords de guitare d’Eduardo Falú que dans une scène d’Indiens, dans le dernier western de John Ford. C’est comme ça.
Fils d’un dresseur de chevaux, le poète, chanteur et guitariste argentin Atahualpa Yupanqui parlait, dans une merveilleuse chanson, des essieux de sa charrette. Sur la route de l’existence, qui le mène inexorablement à la mort, le cocher (ou le poète, c’est pareil) se refuse à graisser ses essieux qui grincent. En effet, le silence, c’est bon pour penser, ou pour le recueillement. Un Hindou dirait sans ambage : ne vous préoccupez que de l’action, jamais de ses fruits ! Or, le détachement d’un Hindou, ce n’est pas de ne rien faire, ou de feindre la vacuité de l’action. Au contraire, cela consiste à faire, à chaque instant, ce qui est considéré comme le mieux. Pour moi, c’est d’écrire. Et pour vous ? Le poète contemporain Nikai Igaido explique formidablement la figure du charretier de la chanson d’Atahualpa: « [en proie à] la profonde solitude face à un destin qui semble fermé, emballé et prêt à être consommé. C’est aussi l’impossibilité d’éviter le destin, sauf dans la distraction qui porte dans son apparence quelque chose de rebelle, mais qui se réaffirme à chaque avancée ou tour de roue. » C’est là que la figure du charretier est d’une tristesse infinie. En recherchant la distraction du son des essieux, il prétend ne plus avoir de réflexion sur son quotidien, il y est prisonnier « comme une roue dans un profond sillon » : le portrait de notre évidente insignifiance… Sur la route de l’anéantissement de mon ego, tel un aspirant soufi, et avant de raccrocher les gants, il me reste quelques mots à faire tinter, en espérant laisser un jour le champ libre au cliquetis de la résilience.