Les enfants du ciel
Un samedi soir d’été, 22 heures. J’ai coupé mon téléphone et ouvert l’onglet « cinéma » sur mon ordinateur, où j’ai trouvé quelques films que je m’étais mis de côté. Sans me souvenir de quoi il s’agit, je lance la lecture des Enfants du ciel. Le film débute sur un plan fixe montrant les mains d’un artisan en train de réparer une paire de chaussures pour enfant, rose, avec une sangle et un ruban sur le dessus. Le générique défile apparemment en persan, mais je n’en suis pas sûr. Je m’affale sur le canapé, l’ordinateur sur les genoux.
Alors qu’il vient de récupérer les chaussures de sa petite sœur chez le cordonnier, Ali s’arrête d’abord chercher du pain, puis il se rend chez le maraîcher pour lui acheter des patates à crédit. Le garçon choisit de belles pommes de terre sur l’étal, mais le commerçant lui indique à la place les patates meilleur marché, celles qui se trouvent au sol, sur un carton. Ali se ravise et obtempère. Au même moment, un marchand ambulant passe récolter les déchets devant la boutique. C’est bien la dernière fois, prévient le maraîcher, qu’Ali peut emporter les patates sans payer. En sortant, Ali fouille les stands de légumes, en vain. Les chaussures de sa sœur ont disparu. Désemparé, Ali renverse les étals et se fait prestement chasser par le maraîcher. Lorsqu’il rentre chez lui, confus, Ali fait promettre à Zahra, pourtant triste et inquiète, de ne rien dire à leur mère malade.
Ali, comment vais-je faire pour aller à l’école demain ? Alors qu’Ali se fait réprimander par son père pour être rentré en retard à la maison, sa sœur lui pose un tas de questions par écrit, dans son cahier de devoirs. Par peur d’être punis et battus par leur père qui n’a pas les moyens de racheter des chaussures à ses enfants, ces derniers finissent par tomber d’accord : Zahra ira en premier à l’école, en portant les tennis d’Ali; puis son frère s’y rendra à son tour. Pendant des semaines, Zahra rentre à la maison en courant, tandis qu’Ali l’attend en chaussons, au coin de la rue. Chaque fois, ils échangent leurs souliers à toute vitesse et Ali part à l’école en retard, au point qu’il finit par se faire attraper par le directeur de l’établissement. En sursis car très bon élève, Ali cherche chaque jour une solution pour fournir des chaussures à sa sœur, qui flotte dans des baskets bien trop grandes pour elle. Les expressions du visage des deux enfants, entre détresse, espoir, sourires complices et résilience, sont bouleversants. Ali sent bien qu’il n’est toujours pas question d’avouer la mésaventure à ses parents, qui subissent régulièrement les remontrances du propriétaire de l’appartement, impayé depuis des mois. Pourtant, Zahra se donne bien du mal pour rentrer à temps de l’école, chaque matin. D’ailleurs, fait-elle remarquer à son frère, qu’est-ce qu’elles sont sales, ces tennis ! Dans la cour intérieure de l’immeuble, Ali et Zahra s’adonnent alors à une séance de nettoyage d’une poésie simple et innocente. Ensemble, ils savonnent les chaussures en tissu et s’envoient des bulles de savon dans une atmosphère de comptine. Ali dépose les tennis au soleil, pour les faire sécher. La nuit, l’orage gronde et il pleut à verse dans la cour. Zahra réveille Ali pour l’envoyer mettre les chaussures à l’abri, lequel sort en douce, car le père ronfle à côté. Le lendemain, en rentrant de l’école, Zahra perd une chaussure dans le caniveau rempli d’eau de pluie qui s’écoule à vive allure et emporte la chaussure. Cette fois, c’est la cadette, désespérée, qui fond en larmes, alors qu’elle n’a pas réussi à récupérer la chaussure de son ainé. Par chance, un monsieur l’aide à retrouver la chaussure perdue, et c’est épuisée et en colère qu’elle rentre à la maison, déclarant à son frère qu’elle ne remettra plus jamais ces chaussures de malheur. Ali, lui, se voit offrir un beau stylo par son maître d’école, en récompense de ses bons résultats, et offre le stylo à Zahra, pour la consoler un peu de n’avoir toujours pas de chaussures dignes de ce nom. Mais Zahra a elle aussi une nouvelle pour Ali : elle a retrouvé ses chaussures. C’est une camarade d’une autre classe qui les porte dans la cour de l’école.
Ensemble, Ali et sa sœur se rendent spontanément à l’adresse de la joyeuse camarade, qui rentre de l’école en gambadant. Devant le logement apparemment plus pauvre et vétuste encore que le leur, ils aperçoivent l’enfant emmener par le bras son père aveugle, qui vend des bricoles sur un panier pendu à son cou. On entend le père appeler sa petite fille Roya. La scène est d’une grande finesse : la famille qu’Ali et sa sœur observent depuis le coin de la rue apparait au second plan, et montre aussi la mère, qui vient saluer sa fille et son mari sur le pas de la porte. Sans mot dire, nos deux héros malheureux se rendent bien compte qu’ils ne peuvent décemment pas aller réclamer quoi que ce soit à des gens aussi infortunés qu’eux. Ali et Zahra repartent donc bredouille, une fois de plus. A la mosquée, le père d’Ali emprunte les outils de jardinage d’un ami. Il veut profiter d’un jour férié pour emmener Ali et son bric-à-brac dans les quartiers riches, où ils feront du porte-à-porte. Il faut dire qu’Ali et Zahra ont encore un petit frère, nouveau-né, et que leur mère est toujours clouée au lit. Alors qu’Ali et son père poussent dans la chaleur le vélo du paternel chargé d’outils, on pense forcément au déchirant Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica. En effet, les compagnons essuient plusieurs refus, lorsqu’ils sonnent à l’interphone des maisons environnantes. Dans l’exercice, le père est particulièrement maladroit et ne sait pas trop comment se présenter. Ali profite alors des bafouillements du père, très emprunté, pour prendre la parole : « mon père et moi, on s’occupe des jardins, on taille les branches, on bêche la terre, on met du désherbant, on peut aussi traiter les arbres fruitiers ». Stupéfait, le père décide qu’Ali parlera désormais aux interphones. Revigorés, le père et le fils font de nouvelles tentatives, mais celles-ci ne donnent toujours rien. Souvent, ils fuient les remontrances des habitants et les aboiements des chiens de garde. On se dit alors que les pauvres doivent payer de leur personne pour avoir le droit de travailler, mais à quel point ? Alors qu’Ali s’abreuve à une fontaine, un interphone se met à parler tout seul. C’est un petit garçon qui interpelle Ali, au petit bonheur. Ali répond d’abord aux questions de la voix curieuse, mais il n’a pas le temps pour parler enfantillages, et déjà il s’éloigne avec son père. C’est alors que… surprise ! Une voix appelle dans la rue: « Ali, reviens ! ».
Chez le petit Ali-Reza, Ali trouve un compagnon de jeu, et le père se voit confier du travail pour l’après-midi, grassement payé. Au retour à vélo et dans un bruit de ferraille, Ali écoute son père, très enthousiaste, qui lui fait part de ses projets : remplacer son travail actuel par le jardinage qui paye beaucoup mieux, acheter à ses enfants tout ce qu’il leur faut, et pourquoi pas déménager. Complices et heureux, Ali et son père rentrent au bercail avec l’apaisement d’une journée gagnée à la sueur de leur front. « T’achèteras une paire de chaussures pour Zahra ? Les siennes sont tout abimées ! ». C’est d’accord, promet le père, alors qu’il entame la descente vers les quartiers pauvres de Téhéran. On reconnait la ville en plan large, à présent. La bicyclette file à vive allure. Alors qu’ils dévalent une rue de plus en plus vertigineuse, on a compris le drame qui se prépare. Les freins du vélo ont lâché. L’insouciance s’est évaporée dans la chaleur iranienne et l’accident semble inévitable, à présent. Ali se cramponne au guidon et ferme les yeux; son père est terrorisé, lui aussi. Est-ce que ce monde est sérieux ?
Alors qu’ils prient probablement pour que tout s’arrête, Ali et son père tombent finalement à la renverse. En contre-plongée, on aperçoit un immeuble des quartiers riches qui domine les accidentés sur le sol. Le plan suivant montre Ali et son père, miraculés à l’arrière d’un pick-up, avec la carcasse qui leur servait de monture. En pansant ses blessures à la maison, le père apprend par son épouse encore malade que le propriétaire de l’appartement se fait toujours plus insistant et menaçant. A l’école, le lendemain, Zahra laisse tomber le stylo offert par Ali, car elle court une fois de plus à sa rencontre. Une élève l’appelle en vain et ramasse le stylo; c’est Roya, la porteuse des chaussures à ruban ! Ali, lui, apprend qu’une course à pied aura lieu entre les écoles de la ville, et que les coureurs les mieux classés remporteront des lots. C’est bien le troisième prix qui lui semble le graal : une paire de baskets. Dans la cour de l’école, la petite Roya retrouve Zahra pour lui rendre son beau stylo. Alors qu’elle la jauge du regard, Zahra marque d’abord un temps, puis elle sourit à Roya avec une tendresse inoffensive. Plus tard, c’est le père de Roya qui se rend dans la boutique de chaussures, pour en acheter des neuves à sa fille qui a rapporté un 20 sur 20. Comme il ne peut pas voir les articles de ses yeux, le marchand de fortune se fait décrire par son confrère établi les deux paires de souliers qui conviendraient à sa fille. Le lendemain, Roya gambade dans ses souliers violets flambant neufs. Évidemment, elle tombe sur Zahra, si on peut dire, qui se réjouit pour elle. « – Mais alors, tes vieilles sandales, où sont-elles ? – Ma mère a dû les jeter, elles étaient tout abimées ». C’est en fait le vendeur ambulant du début du film qui les a récupérées; peut-être essayera-t-il de les refourguer à une famille encore plus pauvre, qui sait ? Zahra est contrariée, un temps; elle sait qu’elle ne reverra plus ses chaussures, c’est une certitude à présent. Ali a d’autres ennuis: il réalise qu’il a manqué l’inscription pour la course des écoles. Il se rend alors chez le professeur de sport, pour le supplier de lui faire passer les tests qualificatifs. C’est non. Mais Ali a promis à sa sœur de remporter le troisième prix; c’est une question de vie ou de mort, on le sent dans son regard. A l’usure, le prof accepte de trainer sa bonhommie dans la cour et d’enclencher son chronomètre. Ali court, comme un dératé, comme chaque matin, pour être à l’heure à l’école. Cette fois, il a rendez-vous avec son destin.
Le jour de la course, les concurrents d’Ali sont en tenue de course et se font accompagner par leurs parents qui leur font des recommandations. Ali semble hagard quand il débarque avec le prof de sport. Le départ est donné. Les garçons doivent faire le tour d’un lac, sous un soleil de plomb. Dans ses fidèles tennis en tissu, Ali file dans le peloton de tête. Dans sa tête à lui, c’est la voix de Zahra qui résonne et Ali se souvient de la promesse qu’il lui a faite. La concurrence est rude. Ali court sans faiblir et compte ses concurrents. Il sent l’arrivée proche et se place alors entre le second et le quatrième coureur. Pris de vitesse et de rancœur, le poursuivant d’Ali lui fait un croc-en-jambe et Ali s’effondre. L’écart se creuse avec le groupe de tête. Mais Ali se relève et se remet à courir; il ne calcule plus rien et semble voler à la poursuite de ses concurrents. On distingue bientôt la ligne d’arrivée. Sur le côté, le prof de sport et le directeur de l’école hurlent et s’agitent : c’est l’heure du dénouement. Dans une ultime accélération, Ali passe l’épaule et puis la tête en premier.
Porté comme un champion qu’il est devenu malgré lui, Ali s’enquiert auprès de son professeur: « C’est bon, je suis bien troisième ? ». Et déjà les photographes se bousculent, alors que le directeur porte fièrement la coupe. Ali est abattu. Tête baissée, il ne goûte pas à la gloire, amère, qui condamne sa sœur, une fois de plus, Ali le sait. Sur une table à proximité, la paire de baskets flamboyantes nargue le vainqueur déchu qui manque de s’évanouir. Le père d’Ali, lui, a fait des emplettes. On le voir charger le vélo de victuailles en tout genre, et dans un carton entrouvert, on aperçoit deux paires de chaussures neuves. En rentrant chez lui, Ali tombe sur Zahra, qui fait la vaisselle dans la vasque de la cour. Il croise son regard impatient; elle lui sourit. Alors qu’elle s’apprête à célébrer son frère, Zahra comprend qu’Ali, honteux, a échoué dans sa mission et s’en retourne à l’intérieur, pour voir le bébé qui pleure. Ali se déchausse et laisse apparaître ses pieds meurtris par l’effort. Les pieds dans l’eau de la vasque et l’âme en peine, Ali se prend la tête dans les bras.
Quelques notes de târ, cet instrument à cordes iranien, parachèvent le malheur d’Ali, et viennent arracher au spectateur ses dernières larmes, surtout s’il sait, comme moi, que rien au monde n’est comparable au lien qui unit un frère et une sœur. Leur pacte d’amour plein de sollicitude dépasse même leurs personnes et rendrait jaloux le Christ.