Élégie pour Rocco
Un être lui manque et la famille est dépeuplée. Ou plutôt, deux êtres. Depuis la mort de son mari, Rosaria Parondi – qui ne s’habille plus que de noir – a quitté la Lucania et le Sud avec ses quatre fils – Simone, Ciro, Rocco et Luca – pour rejoindre Vincenzo, le cinquième et l’aîné de la fratrie, à Milan. Ce soir est un soir de fête. Rocco rayonne. Il vient de remporter son premier combat de boxe et son entraîneur lui promet un avenir radieux. Rocco a signé pour dix ans de carrière, afin d’éponger les dettes et de laver l’honneur de son frère Simone, qui ne vit plus que d’alcool et de crapuleries. Rosaria embrasse vigoureusement Rocco au balcon qui donne sur la cour de l’immeuble. Tous les voisins sont aux fenêtres pour acclamer le nouveau héros. La fierté met un peu de baume au cœur de la famille désunie, car Simone n’est pas avec eux. Alors que Rocco, pansement à l’arcade et tout sourire, sert des coupes de spumante, Rosaria enjoint les voisins de s’amener célébrer son fils.
Gina, la femme de Vincenzo, tient son deuxième enfant dans les bras. D’une main, elle ouvre grand la porte-fenêtre et aussitôt les voisins s’engouffrent dans l’appartement. Silenzio ! Rocco, hilare, demande du calme et désigne Vincenzo pour qu’il porte un toast en premier. L’ainé se lève et se passe une main sur la nuque qui trahit son embarras. Ecco. Il a trouvé les mots. Gina le regarde, radieuse. Vincenzo rime avec espièglerie. On boit. C’est au tour de Ciro qui ne se fait pas prier. Cravate dénouée et serviette fourrée dans sa chemise, il se lève et tente de se souvenir de quelques mots du dialecte maternel. Hésitant, il marmonne : sto vino è bello i è galante… A la santé de tous ceux présents ! Ne sois pas honteux, Ciro, lui lance Rosaria, tu t’es souvenu de nos discours ! Tu parles, il ne sait plus sa propre langue. C’est Vincenzo qui le chambre. Puis vient le tour de Rocco, enfin. Bon, eh bien puisque c’est ainsi, tout le monde dehors, Rocco va parler pour tout l’immeuble !
Grazie, grazie tanto. Ce vin que je bois, je le bois à votre santé ! J’espère que vous le boirez à la nôtre… La foule est conquise. Mais, chut ! Rosaria appelle son fils dans un murmure : Rocco, tais-toi, taisez-vous un instant. Il me semble que quelqu’un a sonné à la porte. Ciro, à moitié ivre, est accoudé sur une commode. Sa mère l’envoie ouvrir : ne discute pas, Ciro, je suis sûre que quelqu’un a sonné. Le fils se résigne et s’exécute. Vai, vai. Mais à la porte, il n’y a personne. C’est Gina qui le dit la première. Non c’è nessuno, mamma, répète Ciro. Avanti, Rocco ! Finis ton toast, forza ! On va voir si tu es plus brave que moi. Alors que Rosaria se rassied, le regard dans le vague, Rocco marque un temps. Non Ciro, je ne suis pas plus brave que toi. Ce que je voulais dire… Il pose son verre sur une étagère, près du poste de radio. Ce que je voulais dire, c’est que les jours viendront, dans longtemps, certes, où je retournerai au pays. Sa mère l’écoute et déjà, elle joint ses mains comme une madone… Et si ce n’est pas possible pour moi, peut-être qu’un autre parmi nous le pourra. Vincenzo regarde sa femme. Elle a posé une main sur l’épaule de son mari, car elle sent que son cœur se serre à l’écoute des mots de Rocco. Forse tu, Luca. Rocco s’adresse à son frère cadet. Les regards sont solennels autour de la table à présent silencieuse. Un voile de tristesse recouvre l’ambiance festive. C’est avec toi que je veux y retourner, répond Luca à Rocco, désormais nostalgique.
Souviens-toi, Luca. Notre pays est le pays des olives, des aurores et des arcs-en-ciel. Ciro ose à peine regarder son frère, de peur que l’émotion ne l’envahisse. Vincenzo a pris son fils sur ses genoux et Rocco l’interpelle: te souviens-tu ce qu’on fait lorsque l’on commence à construire une maison ? On jette une pierre sur l’ombre du premier passant. Perché? demande Luca. Gros plan sur le visage de Rocco, qui parle calmement. Parce qu’il nous faut faire des sacrifices… pour que la maison soit érigée, solide. Comme une famille, pense Rosaria, qui ne sait plus comment contenir ses larmes. Ciro parait meurtri. Chacun sait combien lui coûte, ainsi qu’à la famille tout entière, l’absence de Simone comme le souvenir du pays abandonné. Travelling sur le mur de la salle à manger où une photo du fils prodigue est accrochée, du temps où il boxait, lui aussi, et rendait la mamma fière de lui.
Dans la victoire comme dans la défaite, Rocco incarne le sacrifice et le souvenir de la terre d’origine. Il est comme l’olivier, à qui l’on demande sans cesse de livrer ses meilleurs fruits, car les hommes ont besoin de vin qui soit beau et élégant, pour noyer les joies et enjoliver les peines. Rocco est le fils d’une madone et le frère d’une crapule; il est l’amant d’une putain et le soldat d’une patrie; le boxeur d’un pays et l’espoir d’une famille. Rocco, c’est mon frère pour la vie.