Constellation
Rome, un soir de février. Dans un restaurant petit-bourgeois de San Lorenzo, autrefois moins cossu, je me repais moins des mets exquis que de la prose enivrante et frénétique d’André Suarès. L’après-midi, j’ai pénétré la librairie Stendhal, Piazza di San Luigi dei Francesi, et je suis immédiatement tombé sur des écrits fabuleux du voyageur marseillais, datant de 1895. Quinze ans avant ses textes sur Venise, Florence et Sienne, que j’ai emportés pour ce périple par la voie ferrée, Suarès avait écrit des pages flamboyantes sur la Ville éternelle; jusqu’à présent, je l’ignorais. Juché sur un tabouret du bar, je profite de l’attente entre les plats pour me consacrer à la lecture du bouquin. En quelques lignes, je sens monter une émotion trop vive pour être dissimulée. Personne n’a écrit sur l’Italie avec autant de verve et de fulgurances. Ses pages sont des tableaux foudroyants, qui dévoilent une violence intérieure, un brasier de pilgrim, qui ne se contente pas de décrire l’Italie et son peuple; il incarne et prophétise. Alors que l’écriture d’Élie Faure est érudite, immanente, joyeuse, celle de Suarès est fiévreuse, douloureusement mystique et d’une exaltation volcanique. Ses réflexions sont pleines d’incantations sur les peintres et les poètes, d’un regard hagard et pourtant habité sur les enfants, de proclamations sur l’architecture et le tempérament des gens, de leur penchant pour les fariboles et les lames de couteaux.
Ce recueil sur Rome est un premier jet que Suarès n’a vraisemblablement pas retravaillé. Et pourtant, quel rythme, quelle fureur, quelle dévotion ! Autour de moi, la salle est pleine. Des hauts-parleurs diffusent les meilleurs chanteurs de variété italienne; les femmes sont clinquantes, les hommes endimanchés, comme chaque jour de la semaine. En dégustant l’agneau et la caponata à tomber à la renverse, je me dis que les torpeurs esthétiques de Suarès sont celles d’un incandescent pèlerin de l’absolu — comme Bloy d’ailleurs —, qui s’est démuni de tout pour voyager et pour accueillir, humblement, les douloureuses merveilles et les déchirantes révélations sur sa route. Est-ce qu’André m’aurait sermonné pour mon festin, pour cet instant de déchéance toute rabelaisienne ? Pas sûr. Peut-être même aurait-il souri de cette savoureuse ambivalence. Je frissonne tant en lisant une page sur Rafaël (son orthographe) que je communie de toute façon par ce sabbat hérétique, du haut de mon tabouret, huitième colline romaine. Ce repas est une messe, me dis-je. Païenne, verbeuse, sacrilège, sans doute, mais une messe tout de même. D’ailleurs, en face de moi, de l’autre côté du comptoir, il me semble distinguer la silhouette d’un loup des steppes, un moustachu coiffé d’un feutre et drapé de silence.
J’ai quitté Rome par les rails. De mes quelques jours à tournoyer dans cette ville qui évoque plus la puissance que la beauté, je me sens revigoré. Mes pensées ne sont pas lubriques mais terriblement stupéfaites : tant de corps nus reviennent à ma mémoire. Le nu antique, le nu chrétien, le nu torturé, transfiguré, apollinien ou christique, autant de théophanies interrompues, terrifiantes, transpercées comme Saint-Sébastien par la Beauté de la Création. Le corps de Dasha, enfin. Les huiles et les pastels de cette jeune russe, étudiante aux Beaux-Arts et rencontrée au coin d’une rue, me manquent déjà. Je n’ai osé lui demander si peindre ses propres lèvres et ses propres seins l’excitait comme moi. Ses autoportraits nus ont parachevé le miracle de mon séjour romain. Quel contrepoint charnel à Saint-Sébastien ! Là où lui est transpercé par le divin, elle s’offre au monde avec une liberté insolente, une présence terrienne, rieuse et douce, mais troublante par son autodévoilement maîtrisé. Dasha tient le pinceau et peint ses propres flèches du bout des doigts. Elle s’est offerte autant qu’elle s’est dérobée.
« Tu passes, et ton âme sent un frisson de joie: nouvelle ville, nouvelle vie, nouvel amour. »
Assise. Les cloches appellent le pèlerin, même celui qui s’ignore. Suarès le clame d’emblée : « Assise n’est pas Assise : elle est François. » C’est la ville d’un homme comme Nazareth l’est du Christ. Comme toujours, Suarès personnifie, il use d’anaphores et de prosopopées. Les villes, les pierres, les statues, tout se meut et symbolise, tout révèle et transfigure. Assise est humiliante : « Tout nous [y] jette à genoux. » Suarès évoque ici une « étrange tristesse », celle d’une âme qui oscille comme un pendule inquiétant. « On cherche ce qu’on est trop sûr de ne jamais trouver; et ce qu’on n’espère plus, on se le promet. (…) C’est la mélancolie d’un crépuscule ». Suarès a la conscience de « l’infinie vanité de tout, qui s’enivre sans cesse d’une volonté éternelle, d’une promesse qui ne sera pas tenue, d’un appétit insatiable d’éternité ». Je ne suis pas franciscain. Pas encore, du moins. Je ne sais pas exactement ce que je suis venu chercher à Assise, mais mon arrivée en car depuis la gare de Pérouse s’est faite dans une brume épaisse et fraîche, et me voilà déambulant dans une Assise ensoleillée. Dans la rue qui descend vers la Basilique, je m’arrête quelques instants pour écouter le plain-chant d’une pèlerine. Sa voix fluette est presque effrayante; elle s’arrête et me sourit béatement. Elle m’adresse la parole dans un italien qui trahit une origine germanique. Je jette une pièce dans son chiffon et poursuis mon chemin. Du haut de la terrasse qui surplombe la vallée et la Basilique en contrebas, Saint-François semble paisible dans la lumière de la fin d’après-midi. J’irai demain. Au retour vers mon hôtel, je me retrouve sur une petite place quasi déserte où trône un manège de style Belle-Époque, splendide quoiqu’immobile. En fouillant dans ma poche à la recherche d’un peu de monnaie, je m’approche du guichet. En même temps que j’y dépose les pièces, je lance à la patronne : « Me la fa girare, questa giostra, per cortesia ? ». Certo ! Mais alors que je me dirige vers un banc pour admirer le manège en mouvement, la voilà qui m’encourage : « monte à bord ! » Alors je grimpe en marche, comme à bord d’un train antique sur le départ, et je me choisis une monture. Une fois en selle, je me remémore cette comptine que me chantait ma mère, aussi loin que je puisse retourner dans les souvenirs de mon enfance : Giro girotondo, casca il mondo…
J’ai recroisé la pèlerine à la sortie de la messe dominicale. Elle semblait heureuse de m’y voir. Je dois quasiment jouer des coudes au milieu des dizaines d’Américains cathos venus se recueillir en troupeau auprès de la dépouille de l’ami des pigeons et des pierres; des pierres muettes et pourtant forcées de l’écouter et de se souvenir de ses pas et de ses larmes. Aussi perché qu’un volatile, le François !
« Enfin, je vous ai vue, ma fiancée toute vierge et toute passion »
Ellipse spatiotemporelle: j’arrive à Sienne à la tombée de la nuit. Je crois toujours en ma bonne étoile. Comme Suarès au gré des pages, je tourbillonne dans les ruelles pavées et cette frénésie me fait tourner la tête… À tel point que me voici à présent sur le Campo. Suarès se parle à lui-même : Ô Condottière, tu es en amour. « Quelle ville est plus femme que Sienne ? ». Tout semble conduire le voyageur à quelque tendre bien-venue, à une brusque étreinte. J’imagine les chevaux au grand galop sur la place ovale et penchée, le tournis me gagne lentement. C’est alors que je l’aperçois. Une silhouette féminine, une démarche féline. D’après Suarès, Sienne est une cité aux mille-et-un chats… Elle bifurque dans une rue perpendiculaire, je la perds de vue. Félin à mon tour, je bondis sans plus attendre; déjà, je la rattrape. En arrivant à sa hauteur, j’esquisse un pas de côté : hey ! Je la dépasse. « Je t’ai vue passer sur le Campo, il fallait que je te rattrape. Juste pour… le plaisir de te voir de près ». Son rire égaye la nuit siennoise. Pourtant au pied de l’immeuble, la chatte semble arpenter un toit brûlant. Come ti chiami ? Mi chiamo Stella, e tu ? Stella… ça ne s’invente pas, un nom pareil. Elle rit à nouveau, ses yeux verts pétillant d’éternité. Alors que je suis à deux doigts de perdre mon latin, de me faire astronaute ou de changer de religion, Stella s’éclipse, dans un énième rire envoûtant… L’enchantement.
C’est évidemment plein d’une étoile dans les yeux que je poursuis ma promenade nocturne. Quelques enjambées, quelque élan du cœur et de l’âme, et me voilà Piazza del Duomo. Je n’en crois pas mes yeux. C’est la cathédrale la plus subjugante, la plus majestueuse qu’il m’ait été donné de voir. Je me souviens de Chartres, il y a vingt-cinq ans, alors que je contourne le dôme par l’Ouest. Je me retrouve devant sa sublime façade. La place est silencieuse. Je m’abandonne totalement à la grâce sculpturale et architecturale. C’est trop. La profusion des œuvres est vertigineuse. Le campanile blanc rayé de noir évoque les armoiries de la ville; la Vierge et la pénitence, d’après Suarès. Je suis tout à fait seul depuis un quart d’heure, lorsqu’un un couple de touristes approche soudain. Ils se prennent tous les deux en photo, à côté de moi. Au bout de trente interminables secondes, les scrolleurs s’apprêtent à quitter la place. Je n’en reviens pas. Aussitôt, je les interpelle : Is that it, guys? – What? – Seriously? Two pictures and thirty seconds for the cathedral? Confus, le type me répond qu’ils ont déjà fait le tour du bâtiment. – You should take your time… Look! Ils s’arrêtent et font mine de contempler la façade. Et alors que nous regardons tous les trois en direction du Dôme, une très longue étoile filante déchire le ciel de sa splendeur. Did you see that? Ben oui, j’ai vu ça, mec. That was amazing! En moi, je sens monter une fureur, un enthousiasme ancien — non pas la simple joie, mais cette ivresse sacrée, ce transport où l’on sent que le divin vous traverse, vous illumine, vous appelle. Stella !… La voilà retrouvée.