Fantoma’s
Deux décennies d’apparitions furtives et effroyables comme l’éclair aux derniers quarts de lune, un air marécageux et le tonnerre dans la gorge. La carrière musicale du rappeur genevois A’s – figure charismatique et énigmatique du groupe Marékage Streetz – revêt bien des atours de la Belle Époque. À l’instar de son légendaire alter ego littéraire Fantomas, celui qu’on affuble du nom de « Prince des Ténèbres » sillonne le rap comme les rues de sa ville, clandestinement. Ses textes à la va-comme-je-te-pousse rappellent les Apaches de Belleville ou de la Goutte d’or – petites frappes des bas-fonds parisiens, qui faisaient frissonner d’épouvante passants et lecteurs du Petit-Journal. En ce temps-là, l’argot de la pègre chanté par la voix rauque d’Aristide Bruant évoque un mélange oxymorique de tendresse et de noirceur, comme le portrait d’une putain peint par Toulouse-Lautrec. Or, c’est dans ce clair-obscur que le Jonquillard (né un 10 mars, comme Ben Laden), élevé au son de RZA et abreuvé de Pierre Souvestre et Marcel Allain, a construit son mythe, martyrisant instrus et concurrence par une célérité dévastatrice et un phrasé déconcertant.
2007. Loin d’une carte postale de la ville du bout du lac, les crachats et les sifflotements narquois de Marékage Streetz font frémir une jeunesse perdue, la mienne, entre les idéaux candides du Collège Voltaire et les mélodies plus éloquentes des rappeurs mélancoliques de Philly. Mentalité: Jedi Mind Tricks. Fascination assumée pour les voix flinguées au tabac et à l’eau-de-vie sur des boucles de violon. Tous les gimmicks du rap sale et insolent – des raclements de gorge de Slim Shady aux bruitages et chuchotements du Tandem, en passant par les métaphores de Lino et les punchlines de Lunatic –, toute cette panoplie sonore grouille dans les marécages de Plainpalais et inonde bientôt Genève, des rives du Rhône aux ruelles des Grottes et du Mail à Champs-Fréchets. C’est l’âge des t-shirts à l’effigie de nos antihéros, tels des tortues ninja aux noms ironiquement génialissimes, qui évoquent des sculptures célestes et déambulent dans les égouts. Avec Ful ou Raph sur les bancs du quartier, on écoute les titulaires et on rêve de cafés tapageurs aux lustres éclatants; d’Esmeraldas en Reebok Classic… ; on dispute la Mondialette dans le préau des petits; du tipp-ex sur nos baskets et des vers de poètes maudits sur le sac Eastpack. Le rap est le banal exutoire, le condensé de cultures urbaines, afro-américaines… et même révolutionnaires mal amalgamées; c’est l’opiacé qui apaise autant qu’il nourrit le spleen juvénile qui coule dans nos veines, en BPM. Du Crack vert de la Jonx aux tilleuls verts de Rimbaud, pour moi, c’est clair: grâce au rap, ce sont encore et toujours les faux-cols qui en prennent pour leur grade de bourgeois. On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.
Pour toute une jeunesse enivrée aux lyrics de Mac Tyer, aux films de Kourtrajmé et aux prods de Dj Mehdi, A’s, c’est la hantise helvétique, le flow démentiel et fantomatique à la Casper, des zigzags auditifs à en devenir a’sthmatique. Les rappeurs se disent : je baiserai la musique jusqu’à ce qu’elle m’aime. Cette année-là, une mixtape se refile sous la veste carhartt. Elle comprend notamment un Long Teazer Marékageux, qui débute sur une prod d’Anacronik – laquelle figurait sur la compil’ Ma Zone de Mala (aka Don Milouzi) du label 45 Scientific (Booba, Ali…). Vous avez la nausée ? Norrrrrrmal. Il est courant de boire la tasse dans les marécages communicants du rap, lorsque l’on passe d’un sample à l’autre. Tout cela pour dire que sans avoir grandi à Boulogne ou à Aubervilliers, A’s et ses comparses se font une place dans le rap de façon décomplexée – comme les Frenchies, avant eux, loin du Queens ou de Staten Island. Et dans toute la cité de Calvin, on chantonne des couplets de Mr Bil, A’s ou même de Deza’roi – sorte de surdoué dépressif et introverti, qui traine sa peine et son talent dans le sillage de Marékage. Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…
En Suisse romande, avant la génération de Marékage Streetz, les « grands-frères » faisaient déjà swinguer ton cul par le biais de la M.P.C, à l’image du Double Pact (Stress, Nega). Avec Marékage, c’est un rap plus local (undeuzérofive pour le code postal) qui émerge. C’est une marque de fabrique assimilable à deux-trois blocs entre Carl-Vogt et le Boulevard Saint-Georges, et reconnaissable entre mille, comme le son de Jeune Ras, vingt ans plus tard, avenue d’Aïre / Planète Charmilles (Ambidextre, feat. A’s). La recette ? Une écriture sans autre thème que le désœuvrement urbain, une sorte d’apologie permanente de la lose aux accents houellebecquiens. Par des références nombreuses à la mythologie scandinave, au hooliganisme ou à ses yeux rougis par les larmes et la weed (ajoute à ça un paquet d’allergies), A’s compose son œuvre comme un sculpteur, avec juste ce qu’il faut de coupes et d’ébrèchements. Ses apparitions, peu fréquentes et pourtant régulières depuis vingt ans, ne laissent jamais de marbre. On sent qu’il se réinvente entre chaque éclipse, pour livrer de nouveaux moulages. À la fin des années 2000, on consomme la musique sur Myspace et on la télécharge aussi, beaucoup. C’est ainsi qu’on apprend la sortie pour le Nouvel An du court morceau Un 31 et des cendres à Neverlandz de A’s : Are you okay, Annie? You’ve been hit by a smooth criminal. La bombe, pourtant, est lâchée au mois d’avril, avec le morceau 1er avril 2007 (A’s & Bali) sur l’instru du duc de Boulogne (Mon son, qui arrive en RER C et repart en Porsche…), lequel annonce la sortie de l’album de Marékage Streetz, Comme un poizon dans le Rhône. C’est le début d’une ère, celle des reservoir dogs du 1205, qui ouvrent ironiquement le bal avec le sample déchirant Je sais [que cette fois, c’est la fin] de Claude François.
En 2008, un studio d’enregistrement de fortune prend forme dans la cave du 7, rue du Midi, que mon voisin met à disposition d’un collectif du quartier des Grottes/Servette, Tracktime. Le studio, baptisé La Kabane 1408, accueille rapidement les mégots, les gobelets… et les cahiers des protégés de Dj Mesk: Marékage Streetz. C’est Looping à la cam’ et au mixage. Je me souviens d’une après-midi où A’s, Mr Bil et Bali étaient venus enregistrer un morceau. Les deux premiers n’avaient eu besoin que d’une seule prise, hormis les fins de phase qu’ils enregistraient à part et les backs qui nécessitaient un nouveau passage. Toutes proportions gardées, l’épisode m’avait rappelé le featuring d’IAM avec Method Man et Redman sur Revoir un Printemps. Après huit premières mesures de Redman, Freeman « gagne » à pile ou face et ouvre la voie (ou plutôt la voix) pour les Marseillais : sans s’en rendre compte, Malek hurle en cabine, déstabilisé, sans doute, par la prestation XXL d’un Redman en promenade de santé. L’année suivante, je vis à Berlin. Non content d’ingurgiter d’innombrables doses de techno minimal, je passe le plus clair de mon temps musical sur des sites russes de musique piratée, où je découvre notamment Hugo et TSR Crew, les jeunes du 18e arrondissement de Paris et leurs flaques de samples (une spéciale pour Django Reinhardt). À Genève, Raph rencontre Dj Mesk pour lui acheter deux CDs qu’il m’envoie par la poste : J’encule le monde (Mr Bil) et Sur un nerf marékageux (A’s & Deza’roi). Y’en a qui sortent des couteaux, y’en a qui sortent des mixtapes… Hors de question de vivre sans ma perfusion marékageuze. Putain, j’ai pas eu la précision d’un esthète.
Puis les années passent, comme le Trans Europa Express. Je lâche un temps le rap pour l’éléctro futuriste de Düsseldorf, le bebop, Nick Cave… Avec le recul, les morceaux de Marékage n’ont pas tous mal vieilli. En octobre 2024, A’s poursuit son parcours solo et sort un EP (Pour une poignée de CHF) de cinq titres, avec notamment le bluffant Pico, travail d’orfèvre. On croirait entendre une lost tape ou le troisième couplet unreleased de Temps mort 2.0 (Lino, Booba) entre virtuosité lyricale et flow percutant comme un crochet dans l’octogone. Pourtant, c’est toujours dans un quasi anonymat que l’artiste sort ses morceaux. Cette ville manque de réverb’ acoustique…
Désormais, la génération des Di-Meh, Makala, Slimka (…) enflamme la francophonie, remplit d’énormes salles de concert et se fait une place dans le showbiz. Ça change du Chat Noir et du Parc Gourgas qui accueillirent en leur temps les shows aussi électriques que pathétiques de Marékage Streetz, entre les 16 mesures de Mr White aux effluves de rhum agricole et les phases incompréhensibles de Deme comme sur Thes t’kompirave (tu veux des patates?!), je vous le fais pas dire. Pourtant, c’est bien cet artisanat sans filtre qui avait quelque chose d’authentique et touchant. Le rap est une musique de marginaux; avant d’inonder les ondes et de devenir un produit culturel bien propre et rentable comme un morceau de Drake dans un bar à milkshake, le rap schlingue la débrouille et les maquettes à la petite semaine: mon quartier lève la tête mais rate la passe. En 2021, ça fait drôle d’entendre l’hymne Genève de Marékage repris par Kenzy, qui fait d’autant plus de vues sur YouTube que Makala et sa tribu font désormais péter les charts. Il y a donc toujours un goût de poizon dans le Rhône… Pour ceux qui ont eu dix-sept ans au cours des années 2000 à Genève, qui bougeaient la tête sur du Nas ou du Wu-Tang, un couplet de A’s, c’est un peu la bande-son de l’école buissonnière; les quatre-cent coups de Fantomas ou de Jean-Pierre Léaud… À chacun ses références. En eaux troubles, qui sont les piranhas, qui sont les petits poissons rouges ? C’est à vous de voir. A’s, lui, continue de lancer des éclairs dans la nuit genevoise embrumée, dans ce fameux faux-calme calviniste que l’on connait trop bien. Chapeau, l’artiste ! En terminant ce chapitre de mon temps perdu, je savoure encore un peu de la nostalgie des auto-tamponneuses, le poids dans les valseuses.