Tiburona, bagatelles fémino-punk

Des riffs de guitare obsédants tout droit sortis du garage sur des breaks de batterie enragés; des lyrics punk et sans fard qui semblent imprimés sur un drapeau noir; trois voix poignantes et musclées; un soupçon de saveurs latines et mélodiques des sixties; le panache anarchique et libertaire chevillé au corps mêlé de cuir dans un décor technicolor… Il ne m’en fallait pas plus pour tomber polyamoureux du trio madrilène Tiburona, ma nouvelle catharsis.

Quand je prends de tels shoots musicaux, j’ai vraiment du mal à comprendre qu’on puisse consommer des opiacés. Si la musique a toujours eu sur moi des effets exaltants, je vis, régulièrement et grâce à elle, des euphories qui me semblent bien supérieures à celles de mes semblables. Tout le monde, ou presque, écoute de la musique. Avec les plateformes de musique à la demande, n’importe qui accède à n’importe quoi, n’importe quand. Subutex sonore que tout ceci ! Balivernes artistiques ! Bruits de fond sans âme ni personnalité. Si j’assume l’arrogante subjectivité de mes emballements mélomanes, je revendique sans ambages des extases indécentes et un goût hors du commun. Le groove est une sorte de dimension spirituelle qui se matérialise lorsque l’alchimie trouvée par un artiste donne lieu à une éclipse : c’est l’émotion qui passe devant la technique et l’instrument; c’est le sens redonné à l’absurdité de l’existence. Il y a une dissonance dans la vie de tous les jours, chacun peut l’entendre. En latin, absurdus est ce qui sonne faux ! Mais lorsque l’oreille (ou le cœur, c’est pareil) échappe à la surdité et que la musique sonne (sonne, sonne) enfin juste, la vie humaine est à nouveau pleine de sens. Un vers de Rimbaud ou quelques notes – bleues – de Miles Davis, c’est l’évaporation sûre et certaine de toute équation métaphysique. On trouve dans la poésie des plus grands joueurs la solubilité des angoisses existentielles les plus antiques. Le groove, je le redis, c’est l’effacement du tableau noir de la quadrature du cercle; Léonard, hilare, embrassant l’Infini.

Le monde est plein de gens qui se disent des raffinés et puis qui ne sont pas, je l’affirme, raffinés pour un sou. Moi, votre serviteur, je crois bien que moi, je suis un raffiné ! Tel quel ! Authentiquement raffiné. Jusqu’à ces derniers temps j’avais peine à l’admettre… Je résistais… Et puis un jour je me rendis… Tant pis !… Je suis tout de même un peu gêné par mon raffinement… Que va-t-on dire ? Prétendre ?… Insinuer ?…

De même, je vomis toujours plus les discours doctrinaires de la société démocratique. Pour moi, il n’y a pas d’acte plus traître à l’esprit anarchiste que l’élection. Quand j’entends les tentatives de culpabilisation et d’enrôlement de force des apôtres du bulletin, je pouffe. Quel manque de groove évident ! Ça prétend nous faire choisir entre la dictature de la majorité et la tyrannie du nombrilisme, au nom d’un concept éminemment mercantile – l’intérêt général – et ça se dit Insoumis ? Bande de lâches ! La vraie liberté, c’est la soumission ! Le salut, c’est de se soumettre à une forme de transcendance, quelle qu’elle soit. L’homme insoumis est un homme égaré, qui erre sur les sentiers piégés de l’ambition, de la suffisance et de la cuistrerie. Moi-même, je me perds cent fois par jour. Avec l’outrecuidance de l’arriviste, je clopine aussi, croyez-moi. Pourtant, je sais bien le chemin qui me sépare encore du lieu-dit cathartique et j’avance pas à pas, remettant certains bonds à plus tard et m’appuyant pastoralement sur les bâtons spirituels que sont les poètes et les musiciens.

Alors bon, Tiburona, ce n’est pas exactement de l’alcool fort, au sens apollinarien. C’est pourtant un élixir tout à fait adapté au cheminement du mélomane vers la désinhibition. L’ivresse musicale répond au besoin d’aimer la vie à s’y brûler, tel un armagnac embrasant le gosier. Si Apollinaire se saoule sur les rives du Rhin, dans les lupanars et les débits de boisson, c’est bien la musicalité de son œuvre qui m’emporte dans un kaléidoscope d’images et de sons purgatifs et libératoires. Les trois requins-femelles de Tiburona se clament en voie d’extinction (deuxième album: Nos extinguimos, 2024) et leur musique est peut-être un baroud d’honneur dans une mer de compromis, ceux qui dictent toutes les relations humaines; les rapports de travail comme les rapports amoureux; la dictature familiale comme celle du marché; la dictature du couple comme celle du narcissisme. Le don de soi (à l’amour comme à la patrie) qu’Apollinaire met en scène dans ses lettres à Lou, c’est en fait un don à la poésie, et donc à l’humanité :

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté,
Aux fleurs plus de couleur, plus de vitesse à l’onde,
Un amour inouï descendrait sur le monde,
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté…

Lorsqu’elles chantent l’obsession amoureuse (Pensando en ti.), les Tiburona le font avec une puissance omniprésente qui fait l’effet d’un harcèlement auditif pas si éloigné de son pendant sentimental. Tout au long de l’album, on sent bien la volonté d’affranchissement de tout carcan, qu’il soit masculin, musical ou social. La cohérence globale et la frénésie de quelques refrains épurés me rappellent le mirifique duo colombien : Elia y Elizabeth, deux sœurs à la courte carrière mais dont les albums ont atteint un degré de perfection qui leur permet de n’avoir pas pris la poussière. ¿Que onda? Des mélodies pop latines à la fois simples et sophistiquées, joviales et fraîches, qui respirent la candeur juvénile, sans pour autant tomber dans le piège de la mièvrerie. Une touche caribéenne et des rythmiques insulaires accompagnent des voix douces et insouciantes, avec des messages clairs et universels. C’est le bon son des seventies façon Lucio Battisti, avec des structures encore plus basiques et des messages dignes d’une chanson des Doors:

Ponte bajo el Sol y quema tus heridas
Con la luz del Sol todo termina

Por eso tu al ver morir el Sol
Debes ser fuerte y no morirte tu con el

Une splendeur artistique et harmonieuse qui leur permet de chanter l’amour, la vie, la tristesse et l’allégresse de façon juste et intemporelle, comme dans cette chanson où la poétesse est un nuage, pour qui l’heure de pleurer n’est pas encore arrivée. Avant cela, il y a la vie, il y a les rêves, le voyage, les rires… Soy una nube que la lleva el viento. Y voy flotando sobre el mar. Ayer quise llorar, por cierto. Mas todavía no era tiempo. Des vers qui résonnent avec celui de Paul Valéry: Le vent se lève !… il faut tenter de vivre ! Dans la chanson des frangines au groove incontestable, le temps est mort et l’horloge brûlée; il est temps d’aimer (En donde está?).

Les rêves sont comme des vagues : il passent, amassent, moussent, puis retombent et s’évanouissent. La musique et la poésie, pourtant, permettent de prolonger l’écume et de remonter le fond des choses à la surface, pour que la vie et l’émotion jaillissent même du ressac de nos audaces oniriques. En témoigne ce vers d’Apollinaire : Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire.