Santé, Geronimo !

Le 8 septembre dernier, personne n’a commémoré le cent-cinquantième anniversaire de Sante Geronimo Caserio, né à Motta Visconti (Lombardie), en 1873. Cet anarchiste italien, dont le nom évoque autant le saint que le chef de guerre apache, fut celui qui assassina le président français Sadi Carnot, alors chef de la IIIème République; celle de l’arrogance chauvine au sortir de la guerre victorieuse contre la Prusse; celle qui avait alors réprimé la révolte de la Commune dans une mer de sang; et qui adopterait les lois dites scélérates, contre la liberté de la presse et pour la censure du mouvement anarchiste. Caserio avait vingt ans lorsqu’il donna sa vie pour la cause en optant, comme le moins méconnu Ravachol et d’autres camarades, pour l’action directe envers l’ordre bourgeois. Dans la mesure du possible, lire cette élégie avec un verre de nebbiolo de Valtellina.

Sante Geronimo Caserio est un enfant du Risorgimento, l’unification italienne. Rome est tombée en 1870, dix ans après l’annexion des Deux-Siciles à la couronne du roi Vittorio-Emmanuele II, et trois ans avant la naissance de Caserio. Après le départ de Rome des troupes de Napoléon III, qui étaient venues une première fois à bout des velléités nationalistes de Garibaldi, les Italiens s’emparent de la Ville éternelle, alors État pontifical. Au Nord comme au Sud, le peuple a faim. Comme les paysans, les ouvriers crèvent des cadences infernales de l’industrie, de servage au jour le jour et de salaires de misère. Face à l’absence de régulation du travail et sous l’influence des idées de Mikhaïl Bakounine, des syndicats tentent de se faire entendre; ils sont réprimés. Les ligues paysannes, hors des villes, n’ont pas davantage la prérogative du perchoir face aux propriétaires terriens.

Baptisé en l’honneur de l’illustre chef indien, Sante Geronimo est le septième d’une fratrie de huit enfants. Il a treize ans lorsque son père Antonio meurt de la pellagra, une maladie courante à l’époque et liée à la famine. Le tout jeune Caserio part alors à la ville – Milan – à la recherche d’un travail pour ne pas être un poids pour sa mère, la veuve Martina. Engagé comme apprenti dans une boulangerie, et plutôt que d’aller boire des coups de vermouth une fois sa journée de travail finie, il se sert de sa maigre paye pour lire des journaux et des livres de théorie politique. À dix-huit ans, Caserio lit Kropotkine et Victor Hugo et se revendique anarchiste dans les réunions, mais c’est un jeune homme discret. Lorsque toutefois son employeur le découvre, il est licencié.

A Milan, Sante fonde un petit club anarchiste appelé A pè (à pied), par allusion à ceux qui sillonnent les chemins à la recherche d’un taff ou d’un toit. Son camarade Pietro Gori, de huit ans son ainé – et qui lui consacrera une chanson posthume –, se souviendra de lui comme d’un camarade très généreux, racontant l’avoir vu, devant la Chambre du Travail, distribuer aux chômeurs du pain et des brochures anarchistes imprimées avec son maigre salaire. En 1892, Caserio est arrêté pour propagande anarchiste; il a distribué des tracts antimilitaristes à des soldats et se voit condamné à huit mois de prison. Libéré sous caution et pour échapper au service militaire, Caserio fuit pour Lugano, sans s’encombrer de cliques ou de claques. Nomade, il est arrêté par les autorités lausannoises, puis genevoises, et finit par se réfugier à Lyon, et enfin à Sète, où il retrouve un emploi de boulanger. Caserio est rapidement fiché comme anarchiste par la police héraultaise qui le considère néanmoins comme pas dangereux. Sante Caserio fait la connaissance d’Ernest Saurel, un anarchiste qui sera inculpé pour complicité de vol qualifié à la dynamite, au début des années 1900. Avec ses camarades, Sante lit Le Père peinard, La Révolte et L’Insurgé, canards anar s’il en faut, et il fréquente le Café du Gard, lieu de rencontre et de mobilisation comme l’était la commune jurassienne de Saint-Imier, avec Kropotkine, au début des années 1880.

A Sète, Geronimo murit l’idée d’un acte fort à la Ravachol. Nourri aux idées de Malatesta et des partisans de l’action directe, il veut venger la mort d’Auguste Vaillant, condamné à la guillotine pour un attentat à la Chambre des députés. Caserio est bien décidé à frapper un gros coup dans le ventre repu du Pouvoir, qui se goinfre sur le dos des ouvriers. Sadi Carnot, alors président de la IIIème République, incarne le renouveau de la France autant que sa brutalité sanguinolente. A Fourmies, le 1er mai 1891, une manifestation pacifique tourne à la fusillade. Le tableau? Des ouvriers gueulards font face aux fusils Lebel 1886 de la police et de l’armée française. Alors qu’ils réclament l’instauration d’une journée de travail de huit heures, des manifestants de l’âge de Sante sont abattus dans l’échauffourée. Comme souvent, la République a fait des anarchistes ce que Jean Gabin préconise à l’encontre des truands et des Peaux-rouges, dans Le Pacha: harassée par les révoltes et les revendications, elle « organise la Saint-Barthélémy du mitan ». C’est d’ailleurs peut-être en entendant parler de ce massacre républicain, survenu trois ans auparavant, que Geronimo décide de déterrer la hache de guerre.

En 1894, Sadi Carnot est sous pression. Les anarchistes sont le principal courant contestataire à gauche, et les nationalistes anti-parlementaires ne sont pas en reste; Carnot fait alors office de rempart républicain et de garant du régime. Au mois de juin cette année-là se tient l’exposition universelle et coloniale, vaste zoo humain qui met en scène des dizaines de Sénégalais, de Soudanais et d’Indochinois, dans un décor imitant leur nation et leur culture d’origine. L’empire montre ses muscles en même temps que sa supposée supériorité sur les peuples exhibés. Carnot doit inaugurer l’exposition de Lyon, qui accueillera près de 4 millions de visiteurs, venus observer les « captifs » soumis à un véritable programme de festival sous l’œil des curieux: concerts, démonstrations artisanales et culinaires… Le 24 juin, le président arrive à Lyon, où un banquet est donné en son honneur, et doit se rendre à l’opéra, applaudir Andromaque. La veille, Caserio s’est pris la tête avec son patron et a fini par jeter son tablier. Avec l’argent de son indemnité de licenciement, il se rend à l’armurerie de William Vaux, rue de la Caserne, où il achète un couteau à lame de seize centimètres portant l’inscription « Souvenir de Tolède ». À 15 heures, Caserio prend le train pour Vienne (Rhône). Après avoir parcouru à pied les quelques trente bornes qui le séparent de Lyon, Caserio arrive dans la capitale des Gaules le lendemain. Il sait que le président doit arriver en carrosse au Grand Théâtre le soir du 24, à 21h15. Lors de son procès, c’est Caserio lui-même qui raconte :

« Ils venaient de dire qu’il était neuf heures cinq, tout le monde s’excitait. Un seul landau fermé était passé, s’apprêtant à arriver de l’Opéra à la Bourse pour repartir au plus vite en sens inverse. C’est alors que l’on entendit la Marseillaise. Soudain, quatre cavaliers de la Garde républicaine sont passés rapidement, pour assurer le passage dans la rue de la République. Puis, à petites foulées, les troupes montées sont arrivées par pelotons de cinq rangs ou moins. Après la première troupe, un cavalier seul tenait son clairon sans le sonner. Puis un deuxième peloton comme le premier. Enfin, le landau ouvert du Président de la République, dont les chevaux avaient la tête à trois pas de l’arrière du dernier peloton.
Au moment où les derniers cavaliers de l’escorte sont passés devant moi, j’ai ouvert ma veste. La dague se trouvait, pointe en haut, dans une seule poche, sur le côté droit, à l’intérieur de ma poitrine. Je l’ai saisie de la main gauche et d’un seul mouvement, poussant les deux jeunes gens qui se tenaient devant moi, saisissant la poignée de la main droite et faisant glisser le fourreau tombé au sol de la main gauche, je me suis dirigé vivement, mais sans à-coups, droit vers le président, en suivant une trajectoire légèrement oblique, dans la direction opposée à celle de la voiture. J’ai sauté sur le trottoir, j’ai posé ma main gauche sur le bord de la voiture et, d’un seul coup, j’ai fait descendre légèrement mes doigts du haut, paume vers l’arrière, les doigts serrés sur le poignard jusqu’à la garde, dans la poitrine du président. J’ai laissé le poignard dans la plaie et un morceau de journal était collé au manche.
En frappant le coup, j’ai crié, fort ou non, je ne saurais le dire : « Vive la Révolution ! ». Le coup porté, je me suis d’abord jeté en arrière ; puis voyant que je n’étais pas immédiatement arrêté et que personne ne semblait avoir compris ce que j’avais fait, j’ai couru devant la voiture et passant devant les chevaux du président, j’ai crié « Vive l’anarchie ! », cri que les gardiens de la paix ont bien entendu. J’ai ensuite couru devant les chevaux du président et derrière l’escorte, en me dirigeant latéralement vers la gauche pour essayer de passer à travers la foule et de disparaître. Des femmes et des hommes ont refusé de me laisser passer, puis ont crié derrière eux : « Arrêtez-le ! ». Un gendarme, Nicolas Pietri, a mis la main à mon col et j’ai été immédiatement arrêté par une vingtaine d’autres.»

Et c’est tout. Au lieu de s’enfuir immédiatement, Sante Caserio a pris le temps de toiser la garde républicaine, et surtout de hurler à tous la portée de son geste et sa signification. Au procès qui le mènera à la guillotine, quelques semaines plus tard, il ajoute: « La patrie n’existe pas pour nous, pauvres travailleurs. La patrie pour nous, c’est le monde entier… vous êtes les représentants de la société bourgeoise, Messieurs les jurés ; si vous voulez ma tête, prenez-la ; mais ne croyez pas par là que vous arrêtez la propagande anarchiste. »

La République ne s’est pas fait attendre pour répliquer avec la promulgation des lois scélérates, alors que les commerces italiens de Lyon sont saccagés et pillés par une foule en délire, qui crie « À l’eau, les macaroni ! ». Le lendemain de l’exécution de Sante Geronimo Caserio, le rédacteur en chef de L’Intransigeant, Henri Rochefort, alors encore communard, déplore la lâcheté de la presse. Dans tous les papelards bourgeois de France et de Navarre, des journalistes crachent leur venin sur la dépouille encore chaude du jeune martyr, en le faisant passer pour un pleutre, à l’approche de la potence. Lors de son interrogatoire par la police, Caserio s’était vu demander si sa famille n’avait pas tenté de lui faire abandonner ses idées et son amour du drapeau noir. Ma famille, avait répondu Caserio, c’est l’humanité. Sa tête roula sur le sol il y a tout juste cent-trente ans, le 16 août 1894.