Argentique
Si j’avais moins hésité, j’aurais acheté ce magnifique Retinette de Kodak, aperçu dans la vitrine du photographe, rue du Cendrier, un matin d’automne. Avec l’engin en bandoulière, j’aurais pu tirer le portrait de ces cons de canards sur la jetée, au lieu de garder mes mains dans les poches vides de ma Barbour oversize. Qu’avril bourgeonne ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents, les piafs, mais je n’écris ni comme Edith, ni comme Georges Brassens pour vous raconter. A la rigueur, j’aurais pu vous montrer des clichés de ces oiseaux rieurs pas du tout de passage, contrairement à moi. D’habitude si contents de narguer les passants en pataugeant dans leur palmodrome lacustre, ils auraient moins fait les malins, une fois figés pour toujours, en cristaux d’halogénure d’argent, tirés sur papier mat. Hélas, quand je suis retourné scruter la vitrine pour la troisième fois, l’appareil avait disparu. Vous n’aurez qu’à les imaginer.
Le soleil hivernal me rend fou. Ces journées lumineuses, c’est l’ubiquité du sentiment; et pour cause ! Je les perds en me posant des questions à la con. Vais-je passer l’après-midi au chaud ou alors braver le froid ? En filigrane, c’est souvent une crainte de la solitude qui se dessine. Chaque hiver, c’est plus ou moins le même dilemme. Je passe le plus clair de mon temps libre à me demander si je vais enfin terminer le livre qui traine sur la table basse, ou bien sortir à la recherche d’une oiselle – n’y voyez aucune dépréciation – pour investir mon nid. Et à force de gamberge péripatéticienne, au gré de mes pas dépourvus de trajectoire, je me décide, de temps à autre, à aborder une promeneuse. Sur les quais, lorsque la bise s’apaise, sur le pavé de la cour de Saint-Pierre ou sous un abribus, peu me chaut, en réalité. L’important est d’être à l’air libre, afin que l’envol reste toujours une option pour celle sur qui je lance mon filet de pacotille. La plupart de mes abordages ne sont pas même des bouteilles à la mer; ce sont plutôt des galets mal affûtés, qui après deux-trois ricochets coulent vite à pic au fond du Léman : des pavés désabusés dans une grande mare d’indifférence. Quelquefois, pourtant, je tombe sur une autre âme esseulée, dont la fierté ne rivalise pas avec l’angoisse des draps froids, secs et trop bien repassés. Ensemble, on noie un peu l’ennui, qui finit par remonter à la surface. Les couples à la petite semaine ne cassent pas trois pattes… vous m’aurez compris.
C’était une après-midi banale, de celles où la lumière du jour s’était éteinte avant même de venir se refléter sur l’eau de la cuvette genevoise. Notez qu’ici le temps n’est jamais de chien mais très souvent de chiottes. Alors que je comptais sur mon bagout pour la faire rire, j’ai bien failli me noyer dans le bleu des yeux d’une promeneuse, une Irlandaise ! Erin avait tout d’un volatile mystique. Le regard, bien sûr, mais aussi l’allure, la joyeuse mélancolie de l’optimiste, les cheveux au vent. Ah, les rouquines ! Elles sont si supérieures, en tout point, aux blondes banales. Si seulement j’avais pu faire durer cette ballade courtoise jusqu’à Derry, ma bien-aimée ! Car avec les années, je dois bien admettre que le plus succulent n’est pas souvent qu’elles cèdent, une par une, à ma flute enchanteresse, pour filer à tire-d’aile dans mon lit. Non ! Ce qui exalte les rêveries du promeneur solitaire, c’est la traque – les sens en alerte pour une observation sans répit, la flamme dans son œil de rapace et la quête intrépide qui débouche tôt ou tard sur un piqué plus ou moins désinvolte. L’échec, pour le faucon-pèlerin, ce n’est pas de rentrer au nid bredouille; c’est de n’avoir pas chassé du tout. Le remord des hommes polis, pressés ou insensibles, très peu pour lui. J’ai plongé tout au fond des yeux saphir d’Erin, l’air de n’y pas goûter, puis elle s’est volatilisée. Sans Retinette, je vous l’ai dit, il me reste le souvenir de ses rétines confondantes, un mirage en somme, comme les envolées sauvages des zootropes de mon enfance.
La nuit tombée, j’en étais là, à me prendre pour Casanova, rêvassant à mes amourettes et mes mistrals gagnants, à surtout faire pitié aux mouettes, sur le quai de mes trente-six hivers. J’en étais là quand mon téléphone vibra. Après de vaines tentatives, comme si j’étais en fraude, je parvins enfin à déverrouiller mon vieux Samsung. C’était Amir, le camarade persan, l’illuminant illuminé. Depuis quelques jours, je n’avais pas eu de nouvelles de son expédition. Silence radio… silence photo, même, et tout à coup : le vacarme. Amir m’avait envoyé une salve de clichés sublimes – et numériques !– depuis l’Antarctique, sur what’s app, sans légende ni rien. Montesquieu ressuscité par la 5G pour une illumination immédiate. Syndrome de Florence à Genève… Post tenebras lux ! C’est comme si la NASA et le National Geographic avaient simultanément tiré la sonnette d’alarme pour faire cesser le sentimentalisme ambiant d’un citadin calvinien. Amir, c’est Hobbes, l’ami pas du tout imaginaire de Calvin, toujours prêt à faire les quatre-cents coups et à moquer les humains si pathétiques dans leurs préoccupations nombrilistes et leurs considérations au ras des galets. Le tigre est en toi ! Les photos ? Des paysages à couper le souffle céleste : ciel bleu Klein drapé de nuages derviches, qui tournent et retournent le cœur; de superbes pingouins plongeurs qui remettent ma pendule helvète à l’heure – non pas d’hiver, mais celle du livre d’heures – comme un rappel de la liturgie exemplaire du règne animal; bains glacés de phoques en extase; banquise immaculée; exhalation de baleine en apothéose; éclaboussures divines à tous les étages !
Toutes les mésanges de mes pérégrinations libidineuses s’étaient évadées dans la brume genevoise. Elles avaient fui ma cage éphémère pour d’autres roucoulements et les meilleures d’entre elles avaient dû rejoindre le sillage de la huppe, la messagère du roi Salomon, qui mène les volatiles du cantique d’Attâr au fin fond des sept vallées, soit au fin fond d’eux-mêmes, c’est à dire à Dieu (Sîmorgh). En regardant les photos envoyées par Amir, je repensai au dîner improvisé le plus enchanteur de mon existence, un soir de mai, avec Leili Anvar. Audacieux, je m’étais invité à la table de l’écrivaine iranienne, traductrice du Cantique des oiseaux, et qui se révéla aussi lumineuse que la connaissance que j’en avais jusqu’alors, par le rayonnement des tubes cathodiques. Très complice avec Leili qui s’amusa toute la soirée de mon admiration joviale et téméraire, je l’eus suivie n’importe où, sans me faire prier. Par-delà les vallées, Amir m’en est témoin, et Rûmî m’en est alibi : l’amour, disait-il, c’est s’envoler vers le ciel. Mon histoire de canards vaut bien une lapalissade, sans doute. Sans nouvelle d’Erin, je me jurai pourtant de reprendre la chasse, dès le lendemain, en espérant qu’une hirondelle finît par faire mon printemps.