Le plus beau cul de la galaxie
Le Pen, j’en ai soupé. Comme tous les Européens de ma génération, j’ai découvert la politique alors que l’icône de la droite populiste réalisait ses faits d’armes les plus marquants. A cette époque, je n’ai pas dix ans lorsque Zebda sort son mythique album Essence ordinaire. Cette année-là, Zidane, Thuram et consorts deviennent les symboles d’une France de Blacks, Blancs, Beurs. Une formule tragique à plus d’un titre, mais les raisons sont alors nombreuses de croire que l’Hexagone n’est pas qu’un pays de flics et de skinheads. Dans Tout semble si, le groupe d’enfants d’immigrés toulousain raconte la poussée du Front national dans certaines villes méridionales. Soyons clair, j’ai grandi dans le métissage des 90’s, un folklore un peu concon, et cette méfiance du FN, mais cet a priori ne m’a pas empêché de me forger un avis sur le père du parti à la flamme. Quoi qu’en disent ceux qui, aujourd’hui comme hier, se branlent plus ou moins secrètement sur les clichés éculés du Menhir, Le Pen a été constant dans ses prises de parole et ses programmes. Le cœur de sa politique, n’en déplaise aux circonvulateurs – j’invente le terme –, se résume ainsi : moins d’Arabes = moins de problèmes; plus de police = plus de sécurité. Et si c’est moi qui traduis, les électeurs du FN l’ont toujours compris ainsi. Pourtant, ceux qui crachent comme ceux qui pleurnichent désormais sur sa tombe se trompent complètement de combat.
Évacuons d’entrée les points de détail de l’histoire. Les sorties médiatiques de Le Pen, virtuose de la surenchère, ont eu pour effet sur la presse et l’opinion gauchistes de lui servir une soupe idéologique toujours plus écœurante. Des cris d’orfraie dont le leader frontiste raffolait et dont, lorsqu’il n’en fit pas ses choux gras, ne perdait jamais l’occasion d’aller à la soupe de la société du spectacle qui l’entretenait grassement, tel Elkabbach trempant son crouton dans le potage lepénien. De grâce, admirateurs, reprenez-vous ! Jamais Le Pen ne fut un marginal ou un pestiféré. Ce ne fut ni Artaud, ni Céline, ni même Abel Bonnard. Plus il choquait les bien-pensants, plus Le Pen existait auprès de son électorat, en multipliant les coups et les poujaderies à l’emporte-pièce. Car le tribun avait le sens de la formule : « Les socialistes aiment tellement les pauvres qu’ils en fabriquent ». Pas mal ! Or, ses multiples poursuites judiciaires ne l’ont jamais empêché d’exercer comme politicien, pas plus qu’il ne fut contraint à l’inéligibilité, malgré ses dissimulations patrimoniales au fisc français, ses allusions répétées aux fours crématoires auxquels il ne croyait qu’à moitié, ou sur l’inégalité entre les races. Le Pen fut d’ailleurs bien aidé par la proportionnelle introduite par Mitterrand et par les plateaux-télés des années 80 pour se faire un nom. Alors voilà. Politiquement, la gauche s’est noyée dans la soupe lepéniste, la droite classique a craché dedans. Tant pis pour elles ! Je n’ai rien à carrer des vues d’un provocateur franchouillard sur la Seconde guerre mondiale. C’est vieux, tout ça. Pour jouer les anticonformistes, Le Pen a multiplié les bravades faciles, tel une fille de joie, pour exciter les instincts grégaires des Français de souche. Pratique ! La France s’est donc répartie en troupeaux, en réaction pavlovienne aux aboiements du tribun. Les crapules antiracistes dans leur immonde fange laïcarde hypocrite; les ordures de la droite classique dans leurs petits sabots, à force de se faire doubler – par la droite – sur tous ses thèmes de prédilection: sécurité, détestation de l’étranger, bruits de bottes et culte de la France d’antan… En fin stratège, Le Pen a vite compris qu’il existait une troisième voie royale (si seulement !) pour exister politiquement parmi – à la louche – les anti-Mai-68, les opposants au regroupement familial de Giscard et les perdants de Maastricht. Petits patrons, ouvriers déçus par la gauche, nostalgiques de Jeanne d’Arc ou de Napoléon, cocus de la mondialisation, identitaires viscéraux… JMLP les a tous dragués. Même mes amis royalistes dégoulinent d’admiration devant les arabesques (sic!) électoralistes du patron de la flamme bleu blanc rouge. Jeanne, reviens, ils sont tous devenus fous !
Dureté des peines, flicage de la nation, haine des communistes, roucoulements répétés envers les partis et mouvements d’extrême droite européens, particulièrement allemands et italiens, soutien indéfectible aux raclures – dont Bachar, évidemment, tout au long de son massacre du peuple syrien –, et bien sûr, martèlement perpétuel des pires absurdités sur l’immigration, voilà ce que fut le programme de Le Pen, décennie après décennie. Non, ça n’était pas du bon sens, cette qualité supposément répandue au sein du peuple, comme le prétendait ce connard d’Orwell avec sa common decency. Si Le Pen n’était sans doute pas tout à fait d’extrême droite, ses grivoiseries gauloises à de multiples banquets néonazis, son édition, entre autres, de disques de chansons de la Wehrmacht (Heil Hitler Dir – tra la li la la), et son choix de s’afficher en permanence avec ceux qui arboraient un tampon antigauchiste ont fait de lui une caricature de droitard adepte de la violence. Et sur ce point, les nervis d’extrême gauche, antifascistes autoproclamés, n’ont rien à lui envier. Une violence autant stylistique que comme principe d’action donc, et qui fut même l’un de ses mérites : au moins, les choses étaient claires. Le Pen n’était pas du genre à courber l’échine, même en pleine stratégie de normalisation. En se présentant comme un partisan du « camp national », il fut surtout un ardent défenseur – comme tant d’autres – de l’Etat policier, de la République cynique (le vivre ensemble, à d’autres !) et de son système électoral. Pousser la chansonnette, c’est très bien. Mais en quoi cela devrait-il adoucir les politiques prônées par les mouvements successifs dont Le Pen fut le patriarche ? Il faut réécouter les discours d’Ordre nouveau au début des années 70. Les réhabilitateurs de Brasillach y étaient obsédés par des démons qui, aujourd’hui encore, hantent les lepénistes : l’anarchie, Sartre, la révolution (qu’ils rêvaient de faire, d’ailleurs, mais l’occasion de 68 était passée : foirade magistrale des natios à la croix celtique ou de Lorraine). Or, ce qui horripile un droitard plus que toute chose au monde, c’est le désordre. Ah ça, non ! L’ordre avant tout, quoi qu’il arrive et à n’importe quel prix ! En témoigne d’ailleurs la Une de Minute de 1971, au lendemain d’un graffiti d’élèves de Normale Sup sur un monument aux morts du Quartier latin, qui amputèrent une statue à l’effigie de Pompidou : Ordre nouveau = Ordre nazi. Mort pour le Capital et pour les pitres qui font semblant de se souvenir ! Minute : C’est Vandale, c’est Normale : Dans l’École de Pompidou, le monument aux morts profané ! Il faut en finir avec les salopards gauchistes !
Parmi la cour de Le Pen, tout au long de sa carrière, on trouvait des identitaires – empanachés au besoin d’apéros saucisson-pinard–, des nationalistes prompts à ratonner du gauchiste et du bicot, des catholiques traditionalistes (comment ont-ils pu blairer les campagnes électorales et l’obsession laïcarde des identitaires?), des néopaïens, des nostalgiques de l’Algérie française et d’Indochine, ou des fascistes et vichysites plus ou moins revendiqués, tous ont bandé dur aux discours du 1er mai du Menhir, place des Pyramides (ça en faisait, de la caillasse, pour des anti-soixante-huitards). Le menhir, tiens. Le surnom que lui donnaient ses partisans. Voilà qui traduisait sa volonté farouche de s’inscrire dans une époque, un territoire et un roman personnel permanent. Ainsi, l’argument préféré des lepénistes : leurs adversaires politiques sont hors-sol. C’est souvent vrai. Mais la vision totalement passéiste d’une France blanche, catholique et patriarcale, elle aussi est hors-sol. Allez, on se le fait en latin : quid des lepénistes sans leurs islamo-gauchistes désignés ? Pas besoin de quatre heures pour répondre : nihil ! Et Jean-Marie, malgré ses allusions répétées aux marins-pêcheurs et j’en passe, dans son manoir cossu de Saint-Cloud, avec ses millions, n’a jamais eu le train de vie d’un Français d’en bas. Qu’aurait pensé Bloy de Le Pen ? Que c’était un homme vulgaire, un gros plein de soupe à l’ambition mal placée, un vil démagogue sans quête spirituelle, déguisé en prophète bavard et imbu de sa sinistre personne… bref, un bourgeois.
D’ailleurs, « j’aime mieux mes filles que mes nièces, mes nièces que mes cousines, mes cousines que mes voisines, mes voisines que des inconnus, et des inconnus que des ennemis; par conséquent, j’aime mieux les Français… » est la phrase la plus antichristique prononcée par Le Pen, et en ce sens la plus impardonnable.
Habilement ou dégueulassement, c’est selon, Le Pen ne s’est pas non plus privé de petites sorties lâches et bêtes sur des sujets où les complotistes pullulent : le 11 septembre, l’assassinat de Kennedy, l’efficacité des vaccins contre le coronavirus, les élections truquées lorsque le FN prenait la fessée dans les urnes dont il espérait tant… En quelques mots à peine, il a surfé, comme toujours, sur les marécages puants de l’opinion dite controversée. Pourtant, cette soi disant prudence envers les « thèses officielles » que les faux-culs brandissent toujours comme des étendards, cette tambouille conspi pour faibles d’esprits, Le Pen l’a aussi fait tourner dans sa marmite armoricaine pleine de potion vénéneuse. Rien à envier ici aux gauchistes hystériques dans l’art de la non-pensée. Le Pen, ce n’est pas Charles Maurras, les mecs. C’est juste une girouette plus habile et plus épaisse que d’autres. Dans sa Peugeot 604 comme dans sa Merco Benz, Le Pen a toujours roulé pour sa pomme. Et pour cela, il n’a pas hésité à multiplier les conneries pour se faire mousser auprès de ceux qui voyaient et voient encore en lui un incompris, un anar de droite, voire même… un punk. La blague ! Ni Dieu ni Maître ? No future ? Fuck the system ? Kill your idols ? Fuck the police ? Ces slogans, dans la bouche de Jean-Marie ? Soyons sérieux.
Pareil sur la pédophilie. Ah, encore un sujet scabreux où les droitards trébuchent inlassablement. Feignant d’incarner la défense chevaleresque de la veuve et de l’orphelin, les droitards – comme les comploplo – adorent dépeindre leurs adversaires gauchistes comme rivalisant de complaisance envers la pédophilie. Il faudrait déjà savoir que pédophile et pédocriminel, c’est deux choses différentes, mais passons, leur cerveau risquerait de surchauffer. C’est quand la pédophilie a lieu dans ses propres rangs ou pire, dans l’Eglise, que la droite se chie dessus. Et pourtant, combien d’attaques sous la ceinture (et sous l’âge légal) dans le camp populiste ! La pédophilie les fascine. C’est LE sujet pour se faire peur et pour clamer ses vertus supposées à qui veut les entendre. Entre le fantasme d’une sévérité des peines (pendons-les par les couilles !) pour éradiquer cette pratique tragique et l’hypocrisie à la prétendre uniquement répandue chez le voisin, les démagogues se prennent la bite dans le tapis. J’en veux pour preuve l’obsession inaltérable, cinquante ans après, pour les propos de Cohn-Bendit sur la TSR (1975), et sur sa surenchère sur le plateau d’Apostrophes, sept ans plus tard, concernant ses rapports équivoques avec des enfants. Alors là, je ne résiste pas à m’auto-citer en vous livrant deux messages whats’app envoyés à un ami en 2021, alors que celui-ci me partageait un énième tweet faisant allusion aux propos de Cohn-Bendit:
En fait Cohn-Bendit, en bon fouteur de merde, il a touché juste. Il savait comment choquer le bourgeois. En une seule phrase de provoc, il a démontré que la société est complètement obsédée par la pédophilie, et que les gens qui s’offusquent sont complètement fascinés en réalité. C’est un fantasme de l’époque. L’attaquer sur ça prouve combien les Bourgeois préféreront toujours leur bonne morale hypocrite à la Révolution. Cohn-Bendit a trahi la Révolution. Le seul enfant abusé c’est lui même, l’enfant rêveur et idéaliste qu’il a été un jour. Et c’est pas Sardine Ruisseau ou LLP [des connards d’internet, ndr] qui la feront à sa place, trop occupés qu’ils sont à mater des cassettes pour se faire un petit frisson!
Ovnis, franc-maçonnerie, réseaux pédophiles, sociétés secrètes, tout ce temps passé à ne pas croire en Dieu, fallait-il qu’ils le remplacent par ce que j’appellerai l’ésotérisme des lâches!
Hélas, on trouve des fascinés et des aveuglés même parmi les croyants ! Je les aime bien, moi, mes amis lepénistes, et ils le savent. Et je veux bien même admettre que leur Jean-Ma’ avait un côté sympathique, qui au milieu des ordures politicardes, des pisse-froid obscènes dansant devant sa dépouille et des pâles copies rêvant de son aura et de sa carrière politique, JMLP restera comme le grand révélateur de la IVe et de la Ve République; celui qui poussa tant de ses congénères à sortir de leur bois de Vincennes, baissant les masques à grand renfort de saillies verbales, avec talent et une certaine bonhommie. Soit. En 2012, je le reconnais, j’ai moi aussi été tenté par ce qui m’apparaissait comme un vote subversif. Pendant quelques mois, je m’apprêtais à voter Le Pen (fille) aux présidentielles. J’ai finalement retrouvé la raison en préférant l’abstention – comme toujours depuis lors – à la pagaille promise par le vote frontiste. Il faut se rendre à l’évidence, Le Pen, aussi brillant fût-il, est un homme du passé. Politiquement, il est mort en 2002; son projet a foiré; Sarkozy l’a plagié. La Nation avec un grand « N », c’est bel et bien terminé. Alors moi aussi, j’aime le pâté de foie de volaille de mon grand-père gendarme et le terroir de mon enfance. Et après? Est-ce que de faire passer Le Pen (ou son fantôme) pour l’homme de la situation aujourd’hui comme hier, pour un poète, un homme tendre et espiègle, ou un parangon de vertu, n’est pas largement exagéré ? Vous manquez tous de mesure, ma parole ! Même comme chef, il était nul. A vous entendre, on croirait qu’il fut l’héritier politique et stratégique de Napoléon, c’est grave. Ce n’est pas parce que Macron est une salope, que Le Pen est un saint ! Ni même un homme admirable, d’ailleurs. Même si sa ténacité et son honnêteté brute forcent un certain respect, ses combats et ses armes n’étaient pas les bons. La pâmoison qui règne aujourd’hui parmi mes amis mal-pensants à l’égard de Le Pen me rappelle celle des antivax pendant la pandémie de Covid-19 envers Didier Raoult (que les baltringues aiment appeler « Professeur »). Eh oui, à force de s’abreuver de vidéos sur leurs chaines anti-Big-Pharma, les antivax ne savent plus à quel escroc se vouer. Ils se méfient des blouses blanches, mais rappellent toujours les titres et le statut des bonimenteurs, prestes qu’ils sont à leur faire reluire les pompes à l’hydroxcirage.
« Nous avons torturé parce qu’il fallait le faire »
La stratégie de terreur répandue par l’OAS trouve aujourd’hui encore des apologues aussi coriaces que de mauvaise foi. J’en connais même qui nient que Le Pen ait torturé des Algériens pendant la guerre. Une fois encore, j’ai envie de faire des parallèles. C’est la même sournoiserie qui anime ceux qui minimisent le nazisme d’Heidegger ou l’antisémitisme de Céline, pour que ces deux génies du XXe siècle ne foutent pas trop le bordel dans leur faible pensée, et surtout dans leur vie sociale. Les hommes, il faut les prendre tels qu’ils sont. De l’Histoire de France, je prends tout, n’est-ce pas ? Dans ce cas, il faut le dire clairement : Le Pen a eu raison de torturer. Et ne pas tortiller du fion en omettant de rappeler qu’il a lui-même reconnu cette pratique ignoble dès 1962, dans le journal Combat. Que la gauche fût coloniale et violente, comme chaque fois qu’elle en a l’occasion, ne change rien à l’affaire. Et finalement, peu importe le cas Le Pen et ses convictions. Grâce à lui, une fois de plus, chacun se révèle. « Il faut remettre les propos dans leur contexte », c’est ce qu’on entend sans arrêt. Très bien, aujourd’hui, on a six décennies de recul, alors je repose la question: y a-t-il des contextes dans lesquels on peut torturer quelqu’un ? Question subsidiaire : qu’est-ce que les Français attendaient pour se barrer d’un pays où ils n’avaient rien à faire ? Du décret Crémieux à la loi inique de 2005 sur le « rôle positif de la France en Algérie », en passant par le décret de 1954 et la répression d’octobre 1961 à Paris, quel contexte est le plus ironiquement dégueulasse ?
L’écrivain Marc-Édouard Nabe dépeint ainsi la situation actuelle : il y a deux camps majoritaires en France désormais – la France Charlie et la France CNews. Autrement dit, le clivage gauche-droite se résume aujourd’hui à de la coquetterie : est-ce qu’on préfère cracher sur les Arabes (et défendre Israël) dans un papelard ou sur le plateau de Pascal Praud ? Ce fut Nabe aussi, qui écrivit dans les années 1990 le texte le plus pertinent sur l’opposition incestueuse entre lepénistes et antilepénistes, les renvoyant dos à dos : « le plus beau cul de la galaxie ne vaut pas la geule de Le Pen » pour faire mouiller les Français.
«Le Pen est un véritable homme de droite, comme Cohn-Bendit est un véritable homme de gauche. Ils ont tous marché dans la politique et en ce sens, ils sont tous méprisables.»
En 1985, déjà, et en une seule phrase, l’écrivain indiquait aux troupeaux égarés l’étoile du berger : la seule qui vaille, la véritable voie anarco-stellaire. Allons, camarades. En route !